L’édulcoration de l’abjection

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06.06.2023

Tableau final de l’amour. Texte et adaptation : Larry Tremblay ; mise en scène : Angela Konrad ; interprétation : Samuel Côté, Benoît McGinnis ; assistance à la mise en scène : William Durbeau ; scénographie et lumières : Hugo Dalphond ; vidéo : Alexandre Desjardins ; composition sonore : Simon Gauthier ; une production de La Fabrik, présentée dans le cadre du Festival TransAmériques, en collaboration avec l’Usine C, du 1er au 4 juin 2023.

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Larry Tremblay est depuis longtemps fasciné par l’œuvre de Francis Bacon. Il publiait en 2012, aux Éditions du Noroît, un petit recueil de poésie intitulé 158 fragments d’un Francis Bacon explosé qui s’inspirait des tableaux déjantés du peintre. En 2021, il renoue avec l’univers de l’artiste et propose cette fois un roman, Tableau final de l’amour, où il s’inspire librement de la relation tumultueuse entre Francis Bacon et George Dyer, un jeune voleur qui s’est introduit dans son atelier en pleine nuit et est devenu son amant. Empreinte d’érotisme et d’une violence qui tournent à l’obsession, leur relation amoureuse en vient à éclairer la pratique artistique du peintre, à laquelle Tremblay associe également divers éléments biographiques. Tableau final de l’amour est un roman d’une grande maîtrise, qui s’attaque au thème de l’abjection avec sensibilité, nuance, et une absence de compromis. On comprend qu’Angela Konrad ait vu là la matière à produire une pièce de théâtre – et ce pour notre plus grand plaisir.

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Des plaies léchées

Dans la proposition qu’elle nous en offre, on perd malheureusement cette essentielle tension entre tendresse et abjection qui faisait toute la force du roman de Larry Tremblay. L’adaptation qu’en fait ce dernier, par ailleurs, est beaucoup trop narrative, ce qui contribue à désincarner la performance scénique. La violence et l’abjection qui sont au cœur de ce récit auraient dû passer par le corps, mais ici tout (ou presque) nous parvient par une parole prenant la forme du souvenir distancié. La scène finale, où on explique les tenants et aboutissants de la relation entre les deux amants, comme un long épilogue inutile prenant le·la spectateur·trice par la main, aurait simplement dû être retirée. Ce sont ce genre de maladresses qui contribuent à produire un décalage regrettable entre fond et forme : tout est trop beau, chorégraphié et contrôlé, alors que ce récit appelle le désordre, la violence et la souillure salvatrice. À cause de cette surabondance d’effets esthétiques, on a l’impression de passer à côté de l’essence du texte.

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Benoît McGinnis, qu’on a moins l’habitude de voir dans ce genre de rôle à saveur plus trash, n’arrive pas tout à fait à convaincre. Là où on aurait espéré un jeu plus incarné, il glisse des effets de voix nous rapprochant d’un jeu plus classique qui détonne au cœur de cette esthétique postmoderne. On sent même, à l’occasion, qu’il donne une touche de folie à son Francis Bacon, comme si c’était là la seule façon rationnelle d’envisager, voire d’accepter les réflexions et gestes hors-normes du personnage. Comme s’il n’y avait que derrière ce filtre protecteur qu’il devenait concevable que la violence puisse produire chez lui une jouissance. Samuel Côté, n’ayant à proprement parler qu’une seule réplique (à l’exception des voix préenregistrés qui accompagnent certains de ses mouvements), confère au spectacle cette physicalité qui est autrement lacunaire, ou du moins trop artificiellement assumée. Il n’est pas question ici de sa nudité – par ailleurs superflue –, mais bien de la façon dont il habite son corps et s’impose dans l’espace. On en vient même à regretter que sa présence n’ait pas été davantage mise à profit, celle-ci semblant parfois accessoire à la mise en scène, alors qu’elle permet justement d’en strier les aspects trop lisses.

Une conception immaculée

On se demande d’ailleurs pourquoi avoir choisi de situer l’histoire de Tableau final de l’amour dans une scénographie qui évoque (avec ses surfaces blanches, ses panneaux nus et ses flèches directionnelles projetées au sol) une salle d’exposition de musée. Certes, il est question du peintre Francis Bacon, mais cette esthétique ne participe au fond qu’à mettre l’accent sur une forme d’exhibitionnisme, voire de spectacularisation (de la violence? de l’abjection?) qui détourne le propos. On joue plutôt dans le bon goût. Bien sûr, on se barbouille de maquillage, on se lance un seau de peinture/sang par la tête, et on projette des images d’archive représentant les charniers de la Deuxième Guerre mondiale (sur fond de Requiem de Mozart), mais cela est trop facile et convenu pour vraiment nous ébranler.

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Au début de la représentation, on projette une photo de l’atelier chaotique de Francis Bacon avant de dévoiler, comme s’il s’agissait de son ossature, la scénographie d’un blanc immaculé qui se cache derrière. Le geste, au fond, aurait pu être programmatique, car comme l’écrivait Larry Tremblay dans son roman, « il ne fa[ut] pas peindre la surface des choses, mais ce qu’elle cach[e] » ; c’est pourtant l’inverse qu’on s’applique à faire tout au long de la représentation, nous gardant à distance du nœud de l’affaire. Par crainte de choquer? Parce qu’on est conditionné à ne pas associer valeur esthétique et jouissance à la violence et la souillure (les pétales de rose que sont les crachats reçus, dirait Genet)? Quoi qu’il en soit, Tableau final de l’amour, par excès de conformisme, ne convainc pas. Au mieux aura-t-on assisté à un beau spectacle – et c’est bien dommage.

Crédits photos : Angelo Barsetti, Patrice Tremblay

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