Le film sans aventure

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Viking, Stéphane Lafleur, micro_scope, 2022, 104 minutes.

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« Dans le cas du roman québécois, aucune question, aucun événement n’ébranle
assez le monde où vivent les personnages pour leur offrir,
au sens fort du terme, une aventure. »
— Isabelle Daunais, Le roman sans aventure

Le grand contexte

Publié en 2015, l’essai Le roman sans aventure d’Isabelle Daunais a laissé sa marque dans l’univers de la critique au Québec. L’autrice s’y questionne sur l’absence d’impact, voire de pertinence, du roman québécois à l’extérieur des frontières de notre Belle province. La raison de cette absence, le titre de l’essai nous la donne en mille : un manque d’aventure chevillé au corps du roman québécois, qui serait plutôt un roman de la permanence, de la marginalité, du décalage et de la répétition. Ce serait un roman de l’idylle, avance Daunais, « car l’idylle ne désigne pas ici un univers pur et merveilleux, expurgé de tout souci, de toute adversité ou de tout malheur, mais, plus modestement et plus concrètement – et à la fois plus terriblement –, l’état d’un monde pacifié, d’un monde sans combat, d’un monde qui se refuse à l’adversité ». Aussi clivante soit-elle, cette permet également d’éclairer l’historicité d’un médium qui est paradoxalement l’un des grands absents de son essai : le cinéma québécois. Est-il possible que le « Pays de Québec » soit également porteur d’une vision singulière du septième art, le film sans aventure, nouveau symptôme de cette répétition de l’idylle qui fait de tout bouleversement dramatique un faux problème ? Viking, le dernier opus de Stéphane Lafleur, cinéaste phare du renouveau du cinéma québécois contemporain, de retour à la réalisation huit ans après Tu dors Nicole (2014), apporte assurément un éclairage à cette question épineuse, mais passionnante, de l’aventure « lointaine et inatteignable ».

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Simulation, compréhension, solution

Lafleur ne s’en cache pas : Viking est un « eye concept » qui repose sur un dispositif dont le déploiement est en quelque sorte l’idée première de l’œuvre. Ce concept est le suivant : lorsque la NASA envoie ses sondes pour explorer l’espace, il est d’usage d’en conserver un exemplaire sur Terre, au sein d’un environnement contrôlé, afin de pouvoir y apporter des correctifs et de tenter des expérimentations qui pourront être profitables à la mission. Grand amateur de science-fiction – notamment de 2001 : l’Osyssée de l’espace (1968) de Kubrick –, Lafleur a eu l’idée d’appliquer cette de solution de rechange non pas aux machines, mais aux astronautes eux-mêmes. Ce que raconte Viking, film d’exploration spatiale dont la diégèse est entièrement située sur l’orange bleue d’Éluard, ce n’est donc pas la conquête de l’espace ou la découverte de mondes nouveaux, mais le quotidien, tout sauf épique, d’une sorte d’« équipe B » confortablement installée loin de l’aventure. Formée de quidams dont le profil psychologique correspond à celui des vrais héros de l’espace, cette équipe est condamnée à singer le quotidien des véritables astronautes – fraîchement atterris sur Mars – dans le but d’analyser les problèmes interpersonnels qu’ils peuvent encourir et, si possible, de les prévenir. Chaque matin, une petite boîte en carton dotée d’un œil rouge (rappelant le glaçant HAL de 2001) informe les membres de cette équipe marginale des derniers agissements et ressentis de leurs alter egos respectifs afin qu’ils puissent en rejouer les principales situations conflictuelles.

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Le récit est focalisé sur le personnage de David (Steve Laplante), double de l’éminent ingénieur aérospatial John Shepard. Il sera appelé à prendre pour un temps les commandes de la mission des mains de Janet (Fabiola N. Aladin), en plus de vivre un curieux marivaudage avec Stevens – dont le rôle, dans l’équipe B, est tenu par une femme (Larissa Corriveau), de même que Liz est incarnée par un homme (Denis Houle, acteur fétiche de Lafleur), lequel tombera « enceinte ». Professeur en éducation physique qui croit en ses rêves, dont celui, comme on le devine, de devenir astronaute, David est le seul personnage du lot pour qui ce succédané d’aventure possède une charge existentielle. Le rêve de grandeur que propose le film, même s’il et constamment tué dans l’œuf par l’absurdité de la situation, est porté par ce personnage et grâce au sérieux qu’il accorde à l’entreprise, que pourtant l’on devine d’emblée vouée à l’échec. Car s’il est techniquement possible de reproduire à l’identique des machines et des objets, il n’en va certes pas de même pour des êtres humains.

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À travers ce dispositif de simulation, Viking aborde aussi des thèmes et des enjeux dépassant la seule parodie du cinéma de science-fiction et des grandes explorations spatiales qui marquent le monde occidental depuis la seconde moitié du XXe siècle. Se dessine, entre autres, un commentaire sur notre ère numérique et la téléréalité, avec ses scandales et ses histoires troubles. De même, cette bande de Québécois qui jouent aux Américains permet au cinéaste de tenir, par la fiction, un discours sur le rapport de la province à la culture étatsunienne avec ce qu’elle a de pire et de meilleur. Enfin, on y décèle un regard accru sur l’imaginaire de la technique et sur l’impact des technologies sur le quotidien, où les relations interpersonnelles sont agencées par une nébuleuse de dispositifs numériques et de plateformes virtuelles. Par un humour grinçant, jamais absent des films de Lafleur, Viking transcende la loufoquerie de sa prémisse et arrive à éclairer, non pas les contrées lointaines de l’espace, mais la réalité de nos vies ordinaires. S’il donne l’impression d’esquiver l’aventure et l’ailleurs, le film arrive néanmoins à dire quelque chose de puissant sur le réel, le familier, le proche.

« Vous faites partie des braves »

« Si vous êtes ici, c’est parce que vous avez choisi de faire de grands sacrifices. Vous faites partie des braves, des courageux qui ont envie de faire une vraie différence ». Ainsi s’exprime Roy Walker (Christopher Heyerdahl), l’un des dirigeants de la American Space Exploration Agency. Ces mots ne semblent pas particulièrement destinés à un groupe de personnes qui s’apprête, essentiellement, à rejoindre une mini colonie de vacances pour jouer aux astronautes, mais ils arrivent néanmoins, malgré le ridicule, à atteindre une forme de beauté et de poésie. Là est l’ambiguïté de Viking et du jeu d’équilibriste que tente Lafleur avec ses complices : être toujours à cheval entre la comédie et le drame, l’humour et le grandiose, le burlesque et l’édifiant, sans jamais basculer d’un côté ou de l’autre. Film à voir sur grand écran, Viking n’est pas en soi une téléréalité sur des apprentis astronautes, pas plus qu’il ne tente de livrer un message univoque sur la difficulté des relations interpersonnelles de notre présent hypermédiatique. D’abord et avant tout, et en dépit du détour pour le moins grandiloquent qu’il fait pour y arriver, Viking est une véritable expérience de cinéma.

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S’étant vu attribuer la cote 2 par Médiafilm – fait d’armes dont très peu de films québécois peuvent se targuer –, Viking travaille avec ingéniosité la métaphore paradoxale du voyage casanier, du mouvement immobile, de la sincérité mensongère et de la découverte sans nouveauté. Valsant dans un perpétuel comme si, Lafleur signe finalement ici son film le plus maîtrisé, qui éclaire avec ironie une large part de nos imaginaires en manque d’aventure.

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