Le Canada, de l’autre côté du miroir

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15.01.2020

Matthew Rankin, The Twentieth Century, Voyelles films, 2019, 90 minutes.

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Disappointment shall always be! C’est cette injonction qui tient lieu de devise du Canada dans The Twentieth Century, comédie satirique et déjantée de Matthew Rankin. Déjà présenté lors du Festival du nouveau cinéma et maintenant à l’affiche depuis fin décembre, le premier long-métrage du jeune réalisateur montréalais originaire de Winnipeg peut être décrit comme une fiction biographique inspirée de la vie du dixième premier ministre du Canada, Mackenzie King. Mais malgré un titre programmatique et un sujet a priori ancré dans l’histoire politique, les premières secondes du film nous plongent tout de suite dans un tout autre registre que celui du cinéma historique. Sorte d’épopée grotesque et absurde – le sous-titre du film est « The Epic of Mackenzie King accounted in the Chapters » –, The Twentieth Century se sert de la figure du premier ministre pour faire la caricature de l’identité canadienne.

L’intérêt du réalisateur pour la personne de Mackenzie King découle de sa lecture des journaux intimes de ce dernier, qui offrent une perspective intéressante, un peu troublante, sur l’ancien premier ministre /01 /01
https://www.ledevoir.com/culture/cinema/564755/matthew-rankin-au-pays-des-chimeres
. C’est à partir d’éléments tirés de ces journaux que Rankin a imaginé sa fiction, et qu’il s’est amusé avec les faits historiques. Le film effectue un travail de déconstruction qui touche à la façon dont le Canada existe à travers ses propres représentations.

Psychanalyser la conscience canadienne

Les jeux que se permet Matthew Rankin avec les récits officiels dépassent l’ajout occasionnel ou la présence de quelques déformations. La temporalité que nous connaissons ne tient plus. Celui qui a été élu pour la première fois en 1919 connaît ici son ascension au pouvoir à l’aube du vingtième siècle, en pleine guerre des Boers. C’est un des déplacements que le film fait subir à l’histoire, dans un traitement libre du réel qui emprunte une foule de thèmes et de procédés à la psychanalyse, notamment dans l’accent qui y est mis sur les désirs et les refoulements. Le film donne ainsi une vision de l’identité canadienne axée sur ses conflits et ses pathologies, sur un inconscient que les discours n’arrivent pas tout à fait à cacher. C’est dans cette perspective que tout un pan de l’action se concentre sur la relation trouble entre le jeune Mackenzie King et ses parents, qui se veut ici un reflet à la fois perspicace et caricatural du rapport entre le Canada et l’Angleterre. Rankin se fait le psychanalyste de la conscience canadienne, aux prises avec un affranchissement jamais totalement accompli.

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Comme dans un rêve, le film propose une image décalée du réel. Le ludisme règne et le film est débarrassé des contraintes du réalisme, ce qui fait par exemple que des acteurs masculins jouent des femmes – et vice versa. Les faits historiques sont présents, mais déguisés. L’intrigue amoureuse entre Mackenzie King et la jeune infirmière francophone, Ernestine Lapointe, condense le problème du rapport entre le Canada anglophone et la province de Québec, qui tient à plusieurs égards d’un mariage qui n’a jamais eu lieu. Il est amusant de noter que le réalisateur s’amuse ici à travestir en infirmière une personnalité politique réelle, Ernest Lapointe, ministre sous Mackenzie qui a eu un rôle important à jouer en conseillant ce dernier dans ses relations avec la belle province. Ce détail échappe facilement, à moins de bien connaître l’histoire politique du Canada. Il en est de même pour l’inclusion du personnage de Joseph-Israël Tarte, dont le nom est également emprunté à une figure réelle. Rankin inclut de la sorte des petites bribes de l’histoire officielle, mais en les détachant de leur contexte historique pour les placer dans sa fiction, où elles se voient dénaturées. En se libérant de toutes sortes de contraintes, le réalisateur peut parler non seulement du passé, mais également du présent. Les éléments présentés ne font plus référence à un seul cadre spatio-temporel.

Révisionnisme ludique

S’il est évident que l’histoire nous est toujours transmise par des récits qui ne collent jamais parfaitement à la « réalité », The Twentieth Century tombe tellement dans la caricature qu’il renonce automatiquement à sa prétention à la vérité historique. Cette caricature vise certaines idées reçues sur le Canada, mais aussi sur les parties qui le composent. La tendance socialiste que l’on associe parfois au Québec y est poussée à l’extrême. Mais à travers cette réécriture, et malgré l’invention et la subversion, sont néanmoins pointées du doigt certaines données fondamentales du jeu politique : la violence, l’usage de formes de propagande, l’obligation néfaste qu’ont souvent les politiciens d’obéir aux plus influents, malgré de bonnes intentions. Données importantes de la réalité canadienne également, comme la difficile harmonie entre ce qu’on considérait à l’époque comme ses deux grandes nations fondatrices, ou encore les causes et conséquences de notre attachement à un certaine centre en politique.

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En confrontant les représentations que nous avons du Canada au miroir de l’absurde, du grotesque et de l’humour, The Twentieth Century indique combien celles-ci sont factices, figées, peu conformes à la réalité. Cette facticité, que l’on peut associer au concept de « nation canadienne » lui-même, est accentuée par les décors sommaires ou inexistants, remplacés par un travail de graphisme très impressionnant qui fait appel à l’abstraction géométrique. Plusieurs éléments du film disent que le grand projet canadien n’est finalement qu’une déception, qu’un « orgasme raté ». La réalité n’a jamais répondu aux attentes. On ne peut pas vraiment déconstruire le mythe canadien, puisqu’on serait en peine de définir un tel mythe. Reste alors à tourner en dérision les attributs sommaires de notre identité, les éléments qui figureraient sur notre blason si nous devions en tirer un de la conscience populaire : l’érable, les bonnes valeurs, le froid et la neige.

Certains faits de la réalité canadienne étaient sans doute trop sensibles pour être inclus dans cet exercice déjà très bien ficelé. C’est peut-être également pour ne pas nuire à une certaine légèreté ou ne pas tomber dans le déjà-vu que Rankin a déplacé le règne de Mackenzie à la fin de la guerre des Boers et non d’après la réalité, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, même si ce déplacement sert pleinement la vision du film, notamment dans sa critique du genre du cinéma historique. Le travail de Matthew Rankin est brillant et il faudrait plusieurs visionnements pour identifier toutes les références et les influences du cinéaste. La caricature que propose The Twentieth Century nous apprend à rire de nous-mêmes, ce qui n’empêche pas d’en sortir remué par son imaginaire.

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