Le 1001e commentaire

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1000 commentaires de Fabrice Masson-Goulet est un amalgame d’écrits tirés du web, juxtaposés les uns à la suite des autres de manière à former un monolithe de texte. La forme et les sujets sont variés : on va du collage de courtes citations euphoriques à l’entièreté de réflexions angoissées publiées sur des forums divers. Jamais la source ni l’auteur des messages n’est précisée : la seule organisation réside dans l’intertitre en gras et en italique qui sépare chaque partie, dont la suite décline une sélection des «commentaires» que ce thème suscite. Par exemple, la version publiée dans la revue Liberté à l’automne 2013 s’ouvre sur la section «Marie-Mai (musicien/groupe)», dans laquelle le lecteur peut découvrir des effusions admiratives :

OMG ! T’es vraiment super belle ! T’es magnifique. T’es belle comme le printemps. Wow sublime ! T’es une de mes modèles de beauté. On est fier d’être un homme, car on admire ta beauté avec des yeux différents de la femme. Moi, c’est pour ton talent incroyable.

Bien entendu, la nature des commentaires varie en fonction des sujets abordés : les frustrations d’un bodybuilder à l’égard des remontrances de ses proches mal à l’aise avec la rigueur de son régime de vie côtoient la fierté de chasseurs aux prises nombreuses, en passant par des questions saugrenues sur la nourriture servie dans les McDonald’s. Angoisses sexuelles ou existentielles, petites et grandes joies, résignation : il se dégage de l’ensemble une impression de surcharge qui se détériore, au fil de la lecture, en la lassitude de l’insomniaque en pleine séance de zapping.

Le sous-titre du collage de Masson-Goulet, «Introduction au premier cercle de l’enfer d’Internet», ne laisse planer aucune équivoque quant à la dénonciation de ce phénomène. Tout se résume au nombre dans le titre, ce «1000», à l’abondance qu’il annonce, à l’impersonnalité qu’il dénote. Il est intéressant de noter que dans les extraits de ce texte disséminés sur Poème sale, le webzine de l’auteur qu’il a cofondé avec Charles Dionne, ainsi que sur le blogue Littéraires après tout, l’auteur prend la peine de dénombrer, entre parenthèses, les commentaires contenus dans l’échantillon présenté conformément à nomenclature suivante : 1000 commentaires (137/1000). Ce nombre révèle d’abord un objectif de compilation. Sa neutralité apparente renvoie à tout un réseau de connotations : comptabilité, procédure, accumulation…

Le détachement décelable dans l’activité de compilation affecte la réception du texte. Tout tient à la décontextualisation dont procède le travail de Masson-Goulet, à l’image des ready-mades ou des collages du pop art qui l’ont manifestement inspiré. Ici, le geste même de repérer des commentaires sur Internet, de les filtrer puis de les juxtaposer neutralise le caractère performatif du commentaire en le retirant de sa situation de communication, en le privant de son contexte. Ainsi, la décontextualisation se double d’un travail de recontextualisation par son intégration à 1000 commentaires, qui met à nu un univers où des êtres se tournent vers un espace virtuel pour obtenir validation, assistance ou réconfort, au prix d’un exhibitionnisme plus ou moins conscient. L’assimilation implicite du lecteur en voyeur ne fait qu’ajouter du piquant à toute l’affaire : quelle place occupons-nous, en tant que lecteurs, dans l’entreprise de Masson-Goulet ?

Je commente, donc je suis

À première vue, pas besoin de s’investir dans une lecture approfondie pour saisir le propos de l’auteur : à peine se suffit-on d’éléments du paratexte pour décoder son projet et ses visées. L’amalgame de commentaires forme un mur de mots qu’affleure le regard du lecteur. L’impression d’opacité induite par la présentation du texte n’est pas tout à fait démentie par la lecture en détail, comme nous l’avons vu, puisque les phrases sont privées du contexte qui assurerait leur intelligibilité. L’absence d’un récit à proprement parler décourage une lecture linéaire, alors que le caractère anecdotique des fragments, sur le mode de l’inside, empêche l’identification avec ce qui est rapporté. L’exclusion du lecteur consacre la stérilité des propos rapportés : ceux-ci sont réduits à un embouteillage qui pollue en permanence le web. L’exclusion se double d’une distanciation ironique : elle reproduit la censure qu’on exerce à peu près tous les jours en ne lisant pas les commentaires à la suite d’un article. À ce niveau de lecture, la masse de commentaires fait écran.

Pourtant, un examen plus attentif révèle un deuxième niveau de lecture. Il y a une logique derrière la sélection des extraits, leur organisation : on ne décèle aucune trace de l’ironie caractéristique des jeux identitaires rendus possibles par les conditions particulières de la communication sur Internet. Masson-Goulet prend bien soin de sélectionner des commentaires d’usagers qui, bien qu’anonymes, sembleront sincères pour le lecteur. Je pense par exemple à la confession qui clôt le texte, représentative de ce type de franchise désarmante :

La solitude m’ennuie. Pas de blonde, pas de véritable ami. J’avais rencontré une personne sur ce forum, mais la joie, l’amour, la fraternisation m’ont fait perdre la tête et j’ai fait le cave. Aujourd’hui je travaille à 17h. Un emploi plate que je lâcherais avec la plus grande joie. Des fois, c’est difficile de vivre… Et pas question de retourner à l’école ! Quoi faire de la vie ! On ne peut que simplement la contempler. Il n’y a rien de véritable à faire avec. La longueur de ma vie me fait peur quelque fois. Comme pris dans une éternelle répétition du jour et de la nuit. Désolé, je dois vous laisser. Comme j’écrivais plus tôt, je travaille à 17h.

Le commentaire devient dans ces conditions une sorte de biographie fragmentée, dont l’existence est rendue possible par les microsociétés qu’engendre la communication sur Internet. Un peu à la façon de Balzac qui se proposait, dans La Comédie humaine, de dépeindre les différentes espèces sociales, 1000 commentaires offre un échantillon de différentes espèces virtuelles. Il révèle une écologie narrative qu’on ne soupçonnait pas, puisque, à la différence de Balzac, ces «espèces zoologiques» n’ont pas besoin des mots d’un auteur pour vivre : elles se racontent très bien elles-mêmes. Sur Internet, espace où l’identité est un jeu, une performance, la démarcation entre réalité et fiction se brouille. L’anonymat relatif est peut-être la seule constante qui relie tous les commentaires. On décèle notamment la liberté d’être sous-jacente à l’anonymat par la désinhibition dont témoignent certains textes sélectionnés par Masson-Goulet. Un peu comme si, une fois débarrassés de leur visage et du regard des autres, les internautes, en se libérant du poids de leur identité, jouissaient d’une nudité sans honte.

En cela, l’internaute se rapproche du flâneur baudelairien, cet homme qui, dans la foule, se trouve confronté «à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. C’est un moi insatiable du non-moi, qui, à chaque instant, le rend et l’exprime en images plus vivantes que la vie elle-même, toujours instable et fugitive.» Le commentaire serait-il une manière d’accéder à une forme de vie plus vivante que la vie elle-même ? 1000 commentaires, en rendant visibles ces tensions de l’identité virtuelle, assimile Internet à un chœur, à une chorale faisant partie intégrante d’un réel théâtralisé, où public et spectacle se confondent et s’engendrent.

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