L’art de la digression

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12.06.2017

Conférence de choses, interprétation : Pierre Mifsud ; conception François Gremaud ; texte : François Gremaud et Pierre Mifsud. Un spectacle de 2b company présenté du 29 mai au 4 juin 2017 dans différents lieux de Montréal.

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Peut-on mettre l’émerveillement en scène ? Si, en tant que spectateur, on le cherche presque chaque fois qu’on assiste à une représentation, l’émerveillement pur peut-il, lui, être mise en scène ? Voilà l’un des paris qu’a tenu François Gremaud lorsqu’il a réfléchi à cette Conférence de choses. S’alliant l’excellent comédien Pierre Mifsud, il a tenté de transmettre sur scène nos vagabondages wikipédiens lorsque, sans s’en rendre compte, on se perd dans les méandres du savoir.

Et le savoir lui, peut-on le mettre en scène ?

Lorsque Pierre Mifsud entre sur scène à l’Auditorium de la BAnQ pour la dernière représentation de la série, il n’a pas de temps à perdre. Sur scène, une table et une chaise occupent l’espace ; il dépose son sac et dès lors, le spectacle peut débuter. Le temps est précieux. Si, lors des six représentations précédentes – tour à tour au Monument-National, à la Maison Notman, à l’Église Unie St. James, au musée Redpath, à la BanQ du Vieux-Montréal et à la chapelle historique du Bon-Pasteur – il ne disposait que de 53 minutes et 33 secondes. Ici, à l’auditorium de la Grande Bibliothèque, il dispose de 6 heures. Et pourtant, le temps demeure tout aussi précieux, il s’égrène à une vitesse folle, et Mifsud n’hésite pas à demander au public de se ressaisir après un fou rire : on a beaucoup de choses à voir, ne cesse-t-il de dire.

Tout et rien à la fois

C’est que partant de Victor Hugo, il nous parlera des bisons de l’Ouest, du langage des signes, de Lacan, de Picasso, de Lilith, d’Adam et Ève, de Moïse et de son double, de Charlton Heston, de The Birds et d’Hitchcock, de la Kabbale et de l’arbalète, de Hercule et de la flèche. Pendant près de six heures, sans pause, Pierre Mifsud est un conférencier au savoir intarissable. Tout est prétexte à la digression, à la parenthèse, au parallèle boiteux, ainsi qu’aux boucles réalisées de façon impressionnante. Avec ses mantras qui reviendront sans cesse – « C’est passionnant ! », « S’il vous plaît, on a beaucoup de choses à voir » – et ses façons de mettre des mots dans la bouche du public pour lui permettent d’avancer, chaque mécanisme de la proposition est répétitif tout en demeurant extrêmement fonctionnel et subtil.

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Avec un débit qui tantôt rappelle les professeurs universitaires qu’on tenterait d’oublier, tantôt celui d’un vulgarisateur scientifique dont on est pendu aux lèvres, Mifsud mystifie tant il est plongé dans son personnage. Et c’est cela qu’on doit se rappeler pendant plus de six heures : on a affaire à un comédien qui récite un texte. Par un tour de force plutôt fascinant, Mifsud nous embarque dans un délire complet, celui de s’émerveiller sur tout, de trouver tous les prétextes pour parler d’autre chose. Même si on se surprend à gribouiller sur un calepin une anecdote ou une autre, le spectacle ne repose pas tant sur ce qui s’y dit plutôt que sur la façon dont le tout nous est proposé.

Personnalités multiples

Plus on avance dans la performance marathonienne, plus on a l’impression d’être devant un amalgame de Robert Graves, d’Alain Rey, de Roger Ebert, tous réunis sous une verve qui n’est pas sans rappeler celle de Fabrice Luchini. Mais le parallèle avec Luchini s’arrête là. Si le célèbre lecteur de La Fontaine peaufine un personnage depuis plus de quarante ans, Pierre Mifsud, lui, n’est conférencier que pour le temps de la représentation. Il n’use pas de ce savoir pour en faire un spectacle, il a appris un texte pour faire vivre un savoir sur scène ; c’est un rapport complet au théâtre qu’il revoit dans la durée.

Tout au long de la performance – on ne cessera de l’appeler ainsi –, on se questionne sur ce qu’est un spectacle de théâtre. Bien que nous ayons ici affaire à une mise en scène, à un texte, à un acteur, à une fiction, Conférence de choses parvient à retracer un peu les frontières du spectacle. Les codes sont ici tellement maîtrisés qu’ils sont invisibles sur scène. La simplicité travaille comme un trompe-l’œil : la petite scénographie, le peu de mise en scène, tout est en place pour nous faire croire que rien y est.

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Si on pouvait s’attendre à une expérience différente entre l’intégrale et les six représentations d’une heure, Mifsud surprend par sa rigueur au texte, jamais ne faisant référence au temps passé sur scène – au-delà de la préciosité du temps dans le cadre présent, jamais il ne souligne sa propre et présente performance dans la durée –, et c’est à peine s’il prend une gorgée d’eau. Quelques fous rires dans la dernière heure seront peut-être les seuls signes d’un essoufflement, mais sinon le comédien se montre complètement en contrôle du spectacle, le livrant sans fausses notes et d’un trait. Ici, pas de plaisir glauque d’assister à une performance limite : tout au long de la représentation, Mifsud demeure droit et passionnant.

Est-ce que cette Conférence de choses est un anti-spectacle ? Par l’aridité de son propos et sa scénographie austère, plusieurs pourraient penser que si. Et pourtant, l’intelligence du texte duquel le comédien et le metteur en scène sont au service fait de Conférence de choses un spectacle jubilatoire, une jouissance de connaissances sans fond, une expérience beaucoup plus humaine et communautaire qu’une simple virée wikipédienne en plein cœur de la nuit. 

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