L’art comme puissance d’agir

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This time will be different, un spectacle de Lara Kramer Danse et Productions Onishka ; direction artistique et conception : Lara Kramer et Émilie Monnet ; interprétation : Jayden Blacksmith, Joy Blacksmith, Ruby Caldwell Kramer, Lara Kramer, Glenna Matoush, Émilie Monnet, Simon Riverain avec la participation de Ivanie Aubin Malo, Nakha Bertrand, Anik Sioui et Kahentinetha Horn ; regard extérieur : Glenna Matoush ; enregistrement et conception sonore : Lara Kramer et Émilie Monnet avec la participation de Stéphane Claude et Travis West ; orgue : Stefan Christoff ; mise en espace sonore et direction technique : Frédéric Auger ; lumières : Hugo Dalphond ; assistance à la direction technique : Simon Riverain ; chant Cree honour song par Women of Wabano ; présenté au Monument-National, Studio Hydro-Québec, du 1er au 4 juin.

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Il est difficile d’imaginer une œuvre plus politique que celle qui nous offre un dialogue avec l’actualité en temps réel. Réunion de deux artistes en pleine possession de leurs moyens, l’installation performative This time will be different crée un espace commun d’empowerment intergénérationnel et essentiellement féminin. Œuvre aboutie et percutante, surtout par la justesse de son propos et de sa forme, elle trouve une résonnance directe avec la cérémonie de clôture et la remise du rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées ce lundi, alors que les médias résument déjà son contenu qui dénonce un génocide canadien. Lara Kramer et Émilie Monnet ont mûri une réponse puissante, entre scepticisme et espoir, tous deux inéluctables.

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« Le Canada n’est pas un pays, c’est une compagnie ». Dans un discours d’ouverture assez radical, Kahentinetha Horn, une aînée mohawk qui remplace l’artiste Glenna Matoush (présentement hospitalisée), pose les bases de la colère. La véritable volonté de la colonie est économique, et les peuples autochtones représentent une barrière au profit. Actes, règlements, loi, puis commissions répétées – qui ont produit des centaines de recommandations jamais appliquées pour la plupart – , le gouvernement canadien dépense des sommes considérables pour régler et contenir (pour ne pas dire éradiquer) le « problème » autochtone, et produit un discours et une littérature encore méconnue par une grande partie des citoyens. Derrière les mots officiels, la violence se perpétue. This time will be different effectue à la fois une mise à jour et un renversement de la situation.

Les spectateurs sont assis autour d’un sol métallique, sur lequel sont déposés les rapports de la Commission de vérité et réconciliation. Ligotés au-dessus, six autres volumes sont suspendus. Suivant le discours d’ouverture de l’aînée, survivante des pensionnats, une petite fille déchire les pages des livres, marquant le lien et la rupture avec cet héritage douloureux. Qu’est-ce qu’une enfant peut faire, avec toute son insouciance, de ces mots et de cette réalité si durs qui l’entourent ? D’autres jeunes la rejoignent et collent les pages une à une sur le sol, resserrant et devenant à la fois le territoire scénique. De la peinture rouge recouvre les pages : sang sur le texte ou réappropriation de celui-ci ? Un homme et un garçon demandent à des gens de l’assistance de lire des pages du rapport et les enregistrent, à la fois pour nous faire prendre part au rituel, pour souligner et contrer la vacuité de ces mots, mais aussi comme s’ils disaient « Raconte-moi mon histoire, la connais-tu ? » Des femmes, munies de porte-bébés, regardent inquiètes autour d’elles.

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La texture de la performance est dense, riche, et ses symbolismes multiples trouveront différents échos selon notre culture, répondant à la réalité autochtone et attaquant la dynamique colonisatrice dans une parfaite maîtrise des codes de l’art contemporain. À travers l’installation, une série de tableaux théâtraux se déploie, l’espace est réaménagé, une transformation s’effectue et nous happe au passage. This time will be different ne fait pas que dénoncer la stagnation de la situation des Autochtones, comme l’ironie du titre le suggère, mais dans sa lumière expose aussi la possibilité d’une voie, d’une résilience et d’une reprise de pouvoir plus que nécessaires pour les générations à venir. Il s’agira avant tout de solidarité, entre et avec les peuples autochtones. Le spectacle est aussi un appel à les rejoindre, et à agir. Car si une véritable réconciliation doit avoir lieu, elle ne peut être réciproque, et il appartient désormais aux non-autochtones de s’engager sur le chemin de celle-ci.

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=En plus des quatre générations qui participent au spectacle, en multipliant les voix et les réflexions, une installation sonore vient également souligner la notion de regroupement. On entend une voix demander « Qu’est-ce qui s’est passé quand ils sont allés au pensionnat ? », et un enfant répondre « Ils ont perdu la voix ». Dans la performance interdisciplinaire, cette voix est retrouvée par le visuel, la parole, le rythme, la mise en scène. Si l’ensemble de la création a été minutieusement réfléchi, une liberté a été laissée aux enfants qui performent, à la plus jeune surtout, qui se réapproprie ludiquement et avec innocence l’espace et les gestes. Le rituel respire, loin de la rigidité. La confrontation se construit dans un dialogue lent, non sensationnaliste et brillant, et pénètre peut-être ainsi en nous un peu plus profondément.

This time will be different se place en continuité des démarches artistiques d’Émilie Monnet et de Lara Kramer, inscrites dans la critique sans compromis et la reconstruction, mais s’insère également dans le projet du FTA, qui accueille des artistes autochtones d’ici et d’ailleurs depuis sa création en 1985. Cette fois plus que jamais, la dimension politique de l’art est mise en jeu et dépasse la simple représentation. Ce lundi 3 juin, juste après la cérémonie de clôture qui se déroulera à Gatineau, la performance offrira une réponse directe, un espace de guérison peut-être, et la possibilité d’un engagement aussi personnel que collectif à façonner enfin un monde différent.

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crédits photos : Adrian Morillo.

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