L’amour jaune et chien

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23.09.2016

Les armoires normandes, une création collective de Les chiens de Navarre, mise en scène de Jean-Christophe Meurisse, avec Caroline Binder, Solal Bouloudnine, Claire Delaporte, Céline Fuhrer, Robert Hatisi, Charlotte Laemmel, Manu Laskar, Jean-Luc Vincent, Thomas Scimeca, Isabelle Catalan et Maxence Tual, à l’Usine C (Montréal) jusqu’au 23 septembre et du 5 au 8 octobre au Centre national des arts (Ottawa).

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Fort de deux présences remarquées à l’Usine C, la troupe française Les Chiens de Navarre en remettait cette année en présentant un troisième spectacle en autant d’années. Avec Les armoires normandes, une nouvelle production datant de 2015, le collectif déboulonne, scène après scène, chaque cliché amoureux dans lesquels on s’empêtre la plupart du temps. Malgré des passages éclair en sol montréalais — ils y sont encore cette année pour trois soirs seulement —, Les Chiens ont rapidement trouvé leur public et ce dernier frémissait dans le lobby du théâtre, impatient de voir ce que la clique du metteur en scène Jean-Christophe Meurisse avait à proposer encore une fois. Et disons-le d’emblée : il ne sera pas déçu.

À peine est-il entré dans la salle qu’il se fait narguer par un christ ensanglanté, crucifié à plusieurs pieds du sol. Ce dernier, sur un ton bon enfant, commente l’arrivée des spectateurs tout en tentant le dialogue. «Vous l’aimez cette croix? Elle est belle n’est-ce pas? Une authentique en plus! On en trouve plusieurs sur le marché dernièrement, et pas trop onéreuses en plus! Daech vend tout!» Nul doute, Les Chiens sont en ville. Il continuera plus tard en mimant les différentes représentations du Christ sur la croix selon les provenances des peintres et des époques. De quoi se tordre de rire.

Comme toutes les productions de cette troupe, la soirée se déroulera sous forme de sketchs ou saynètes, où la dizaine d’acteurs improvisera autour de canevas bien rodés. Il est un peu là le génie de ces spectacles, dans cette méthode de travail collectif mis au pied par Jean-Christophe Meurisse et ses acteurs il y a bientôt dix ans. Les scènes sont bien campées, on connait les éléments du décor et qui prendra place dans quel rôle, mais pour le texte, nul ne sait. Et cette prise de risque théâtral, on la voit toujours à travers l’œil moqueur des comédiens qui se relancent la balle, car bien que certains dialogues ont dû se cristalliser au cours de la tournée, on sent qu’on s’envoie quelques balles courbes sur scène pour se surprendre l’un l’autre.

L’inégalité inhérente aux spectacles à sketchs comme ceux que présentent Les Chiens était présente hier, mais lorsque ceux-ci sont bien montés, c’est le public qui n’est jamais au même endroit au même moment. La longueur de l’un deviendra le coup de cœur de l’autre et vice versa. Résultat : un public bon joueur qui s’esclaffait à répétition. C’était soir de fête à l’Usine C.

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Qu’il s’agisse de ce candide se levant un matin et soliloquant dans la douche avant de recevoir un révolver par la poste, ce mariage bousculé par une naissance prématurée suivi d’un match de rugby (oui, dans cet ordre), ou encore ces entretiens thérapeutiques autour du couple qui en dévoile beaucoup plus qu’il ne le croit — «Les gens nous jalousent souvent, on est heureux comme deux oiseaux en cage.», —  il y a un peu de génie dans chacune de ces scènes.

Une scène loufoque de mariage qui se termine en bonne engueulade : «Je t’ai échoué, je n’ai pas été capable de te distraire de toi, de ta propre médiocrité. Mais ce n’était pas mon rôle! Moi je t’aimais comme tu étais.» Un peu plus tard : «Je t’ai pas fait d’enfant, car tu ne l’aurais pas supporté, tu es incapable de te voir, imagine un gosse. Il n’y a pas assez de miroirs chez toi.» Le tout accompagné d’un pianiste barbant la foule et jouant Un homme heureux de William Sheller. Vous avez dit grotesque?

On pourrait passer une soirée à raconter chacune des scènes, chacun des gags, sans jamais au final aller au cœur de ce qu’est Les armoires normandes. Dans cette pléthore de rires et de larmes, les acteurs parviennent à rendre un juste portrait de nous-mêmes. D’une certaine façon, par l’humour gras, ils parviennent à la nuance, ou du moins à nous faire basculer dans la réflexion. Celle sur notre relation à l’autre, sur les codes conjugaux qu’on respecte religieusement, sur l’émancipation de soi à travers ou contre l’autre. Un peu comme un écran de fumée, l’humour chez Les Chiens de Navarre est façade, car les propositions vont bien plus loin. À travers cet épais brouillard, les ombres qui se dessinent sont familières et inquiétantes. Le grand choc ici, c’est de se rendre compte que jamais le spectateur ne sera au-dessus de la mêlée, mais plutôt le visage bien enfoncé dans un réel à l’odeur pestilentielle.

Au détour d’un rire jaune ou d’un rire franc, c’est toute la détresse d’un monde qui nous happe de plein fouet. Comme cette scène où une pauvre femme demande à un médium d’entrer en contact avec son petit ami décédé il y a quelques mois. Entre deux crampes, on se rend compte qu’ils ne sont pas juste cons ces Chiens de Navarre, ils sont brillants, vraiment brillants. Encore une fois, ils passeront en coup de vent sur Montréal, et pourtant d’ici quelques mois on parlera encore de cette soirée, espérant fortement les retrouvés l’automne prochain, aussi pertinent et incisif.  

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