La mort activée

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14.04.2015

Vincent Brault, Le cadavre de Kowalski, Montréal, Héliotrope, 2015.

Jean-Philippe Bergeron, Les planches anatomiques, Montréal, Poètes de brousse, 2014.

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Un écrivain peut activer un mort et un poète peut aussi noter avec humanisme le protocole hospitalier de la mort qui s’active, affaiblit le corps, enclenche son processus de destruction cellulaire.

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Le cadavre et la pensée

Imaginez que la pensée en soi, que la conscience d’un homme, indépendante du corps par un processus paradoxal et philosophique, tente de s’extirper de son propre cadavre tout en le manipulant comme une marionnette. Voilà donc la prémisse de Le cadavre de Kowalski roman presque oulipien. On pense entre autres à Italo Calvino et à son Vicomte pourfendu qui met en scène deux moitiés d’homme scindées par un coup de canon, l’une amorale, l’autre morale, courant les prés et les villes poursuivant des aventures rocambolesques.

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Mais la comparaison avec le grand oulipien s’arrête ici. Le cadavre de Kowalski, premier roman de Vincent Brault, professeur de philosophie au cégep, intéressé par Schopenhauer et Confucius, est plutôt une espèce de croisement entre un roman policier absurde et du Beckett.

Présentons tout d’abord le contexte. Un certain Wiktor Kowalski, mort le 7 février 1941 près d’une mine, cadavre bien gelé puis ramolli par le printemps, puis enfoui par les éléments à plus de six mètres sous terre, se réveille. Le cadavre reprend vie. Nous assistons à tous ses efforts pour s’extirper de cette gangue de terre; articulations, ongles, bouche, pieds, hanches sont appelés à mouvoir le corps, à creuser un tunnel afin de regagner la lumière.

Ce livre aurait pu être un roman de zombie banal, se contentant des clichés usuels du genre, mais l’originalité du personnage vient du fait que la pensée comme telle, bien vivante même si son enveloppe corporelle n’est plus qu’un cadavre, se meut à travers le corps, utilise les conduits corporels, les réseaux de viande qui nous constituent, pour se déplacer et ordonner des mouvements à la carcasse.

Je me suis déplacé, en pensée, de gauche à droite dans la tête, d’un conduit auditif à l’autre, mais les tympans bloquaient la sortie. (p. 36)

Ce roman est ainsi persillé d’un humour noir décalé, philosophico-anatomique, car la pensée réifiée qui anime ce corps mort se bute à des problèmes mécaniques ou physiques qui font parfois sourire.

Mais quitter le cadavre, c’était plus facile à penser qu’à faire. Au fond, je m’étais attaché à lui. Sans corps, comment allais-je pouvoir faire du tai-chi? (p. 39)

À cette histoire beckettienne se greffe une trame policière. Car rapidement, on apprend que ce Kowalski a été assassiné. Un autre cadavre, celui d’une fillette, est aussi trouvé et les spéculations vont bon train quand le cadavre animé par sa pensée résiduelle réussit à atteindre une baraque et à entrer en contact avec la tante de la jeune fille disparue. Un mineur, personnage trouble, colérique, s’ajoute alors à la trame du récit. Le lecteur le suspecte du crime. Hormis un événement relaté plus tard, qui souligne sa violence, nous n’en saurons pas plus.

Mais ne cherchez pas ici une intrigue soutenue ou une fiction philosophique sérieuse, ce roman nage dans le burlesque et les lazzis, pour la majeure partie assez comiques, du cadavre piloté par une conscience diffuse. La fin en soi, inusitée et tout à fait dans le ton, fait songer à un sketch des Chick’n Swell ou à une scène du film Beetlejuice. L’absurde est ici drôle. Car de toute manière, comme l’écrivait Schopenhauer, nous ne sommes que volonté et représentation.

 

Veiller un mourant

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Aucune drôlerie dans Les planches anatomiques, le dernier recueil de poésie de Jean-Philippe Bergeron. Le sujet en est sérieux et le poète l’aborde avec intelligence et profondeur.

Un homme se meurt d’un cancer du cerveau à l’hôpital. Le poète narrateur relate, dans des poèmes qui se veulent autant des reportages cliniques que des réflexions sur le protocole des soins, cette odyssée tragique vers la fin d’une vie.

Bergeron est un poète cultivé, attentionné, au regard ample et incisif. Ses poèmes sont précis, mélangent le registre de l’abstrait, du souvenir émotif, de la science et de l’anthropologie. Par moment, ces poèmes m’ont rappelé ce qu’il y a de meilleur chez Saint-John Perse. Celui des métaphores complexes réussies, à deux et même trois niveaux concaténés. À d’autres moments, surtout vers la fin, quelques-unes de ces constructions poétiques savantes s’écroulent sous leur poids, mais rien ne vient pourtant effacer cette grande impression de puissance évocatrice du livre, qui nous transporte de bout en bout.

Dès le premier vers, on nous parle de «sels de platine», ces «marqueurs tumoraux, tes tumeurs germinales». Bergeron, un peu comme le Hervé Guibert du Protocole compassionnel, traite de la maladie en usant de la langue des médecins, mettant en scène, tout comme Guibert, le corps comme un objet scientifique, à arpenter avec des substances connues que par les initiés.

Chaque page examine un nouveau traitement, illustre une autre incursion dans ce corps condamné aux solutés et aux perfusions, à la mort inévitable. Rage, émotions troubles, regard compassionnel et affectif viennent se greffer au vocabulaire médical, amplifiant le désarroi du narrateur : «Des rapaces nichent dans ta tige hypophysaire, la nature exacte de ton cancer laissée en suspens» (p. 18).

D’abord des nageoires et, des millions d’années

après, ma main, impuissante à guérir.

À l’unité des soins intensifs, je prends ton masque

et le renchaîne à ton souffle, je regarde tes yeux

jusqu’à ce que des aigles suppriment ma vue. (p. 22)

Les planches anatomiques est un grand livre de poésie compassionnelle, sans afféteries, qui présente avec justesse le quotidien des proches désemparés par la complexité du corps mourant et enveloppés dans une mélancolie diffuse qui nourrit leur confusion.

 

Légende de l’image d’accueil : Mathieu Gagnon, Dômes et spirale dans un hall, 2014, huile et crayon sur papier, 30 x 45 cm (détail).

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