La machine à démonter le Temple

04.11.2015

Pierre Lefebvre, Confessions d’un cassé, Montréal, Boréal, 2015.

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On dit de Jean Genet qu’il était cleptomane. Arrêté un jour pour le vol d’une édition originale des Fleurs du mal, la légende veut que lorsqu’interrogé par un juge sur le prix de l’objet dérobé, l’auteur du Journal du voleur répondit : « J’en ignorais le prix, Monsieur le Président, mais j’en connaissais la valeur. »

Le vrai cleptomane n’a que faire de la valeur ou du prix de la babiole qu’il glisse sous son manteau lorsqu’il prétend essayer des vêtements dans une cabine ou bien lorsque dans l’isoloir, il empoche le crayon chétif qui permet à l’électeur de tracer un « X » dont l’impact sera à la mesure de l’objet qui le scribouille.  

Certains psychologues affirment que les impulsions cleptomanes renvoient à une recherche d’excitation. Une excitation qui plafonne rapidement; une emprise momentanée sur le réel qui passe par un acte s’inscrivant en faux contre les conventions prétendument adoptées par les sociétés modernes. On dit également que les cleptomanes ressentent parfois une grande culpabilité face à leurs actes. Assez pour aller jusqu’à se faire arrêter. On les réhabilite occasionnellement par la thérapie. Confidentialité assurée.

C’est sous le couvert de la « confidence » que l’écrivain et dramaturge Pierre Lefebvre a fait paraître, plus tôt cet automne, l’un des plus remarquables ouvrages de la rentrée littéraire québécoise (cette boucle d’un grand lacet appartenant à une botte un brin puante, un brin pantouflarde, et qui se nomme l’industrie du livre… mais il s’agit ici d’une autre histoire) : Confessions d’un cassé.

De prime abord, c’est avant tout la relation à l’argent que l’actuel rédacteur en chef de la revue Liberté interroge dans ce livre en sept confessions. Néanmoins, ce qui ressort de ces 160 pages s’avère plutôt une étude clinique de la notion de « prétexte ». En d’autres mots, si certains entretiennent une relation si étroite avec l’argent, ce n’est pas par amour du papier. L’importance de « faire de l’argent » ou de « sauver de l’argent » devient donc un prétexte… Mais prétexte pour quoi?

Faire de la défécation le principe fondateur d’une vie

Très tôt dans le livre, l’auteur écrit :

Devant une lampe, un fauteuil, une télévision, un loyer ou encore une chemise, je ne me demande pas combien d’argent il me faudra débourser pour l’obtenir, mais combien de temps il me faudra perdre à me faire chier pour amasser la somme demandée.

 

C’est que Lefebvre connaît l’aliénation par le travail. Cette aliénation qui s’inscrit dans la violence du quotidien lambda, cette violence du centre commercial, cette violence de la spéculation comme outil de divertissement /01 /01
Consulter aussi Chris Hedges, « The Pathology of the Super Rich ».
, cette violence qu’on entend dans les bureaux : « Maudite vie sale, on a-tu hâte que ça soit fini ou bedon qu’on prenne notre retraite. » Bref, cette violence de la raison du plus fort qui est toujours la meilleure, cette saleté d’obsession à consommer qui fait de la défécation  – pour reprendre la métaphore corporelle de Lefebvre – le principe fondateur et régulateur de la vie de certains. Grosso modo : l’ouroboros de la consommation pathologique.

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Crédit photo: Gil Nault avec l’aimable collaboration de l’abbatiale de la Liturgie apocryphe

 

Le manque d’enthousiasme

Loin de faire de son livre une apologie de la simplicité volontaire ou un éloge de la pauvreté – « Il n’y a aucune gloriole à être pauvre. Ça me fait chier par contre qu’il y en ait une à être riche » –, l’auteur souligne qu’à salaire minimum, il a toujours travaillé… un minimum.

Cette marotte devient rapidement l’extension du mode de pensée de Lefebvre, alors qu’il contraint le lecteur à réfléchir (ou à corroborer les faits en opinant du bonnet) à tous ces emplois qui donnent aux employés le sentiment d’être inutiles. En entrevue, le polémiste s’exprime ainsi : « Quand tu entends des politiciens ou des chefs d’entreprises dire, à la moindre occasion qui se présente, « avec ce projet, on va créer de l’emploi », tu te dis « ta gueule, on va créer de l’aliénation ». »  Lefebvre enchaîne :

Environ 50% de l’argent dans le monde est le fruit de la spéculation, en opposition à quelque chose comme 20%, qui est généré par les services. L’économie n’est plus en prise avec le réel. Pensons-y : durant les années 1920, une action était souvent la propriété d’une personne durant des années. Maintenant, c’est entre les mains d’algorithmes et c’est une question de secondes /02 /02
Entrevue avec l’auteur, septembre 2015
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Il va peut-être de soi alors que Pierre Lefebvre écrive dans son ouvrage : « J’ai sans doute scrappé là mon ultime chance d’appartenir à la classe moyenne. C’est peut-être une victoire, en effet. »

Le vol : prise d’action concrète

Qu’est-ce qu’un cassé, sinon quelqu’un qui ne comprend pas la game? En fait, si l’on se fie au discours des « lucides », une divergence idéologique avec le discours dominant serait pratiquement de l’ordre de la santé mentale plutôt que de l’ordre du politique. Le manifeste « Pour un Québec lucide », signé entre autres par Lucien Bouchard, Joseph Facal, André Pratte et Guy Saint-Pierre (respectivement ancien Premier ministre du Québec, ancien président du Conseil du trésor, éditorialiste à La Presse et ancien président de SNC-Lavalin)  le soulignait clairement, en 2005 :

Le monde a changé et il nous faut nous adapter aux nouvelles réalités. Refuser de le faire, ce serait comme s’entêter à taper ses lettres à la dactylo sous prétexte que c’est avec celle-ci qu’on a appris à écrire /03 /03
http://classiques.uqac.ca/contemporains/finances_publiques_qc/manifeste_qc_lucide.pdf
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On repensera également aux mots de Raymond Bachand qui affirmait ne pas pouvoir discuter avec certains groupes d’opposants, durant le printemps 2012, puisque ceux-ci ne croyaient visiblement pas au capitalisme.

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Crédit photo: Gil Nault avec l’aimable collaboration de l’abbatiale de la Liturgie apocryphe

 

Ceci dit, de toutes les confessions articulées par Pierre Lefebvre dans une langue admirable à rendre jaloux tous ceux qui rêvent de manier l’art d’utiliser le blasphème au bon moment, sa réflexion sur le vol s’avère la plus parlante.

C’est que l’idée du vol, dans ce livre hybride – un peu teinté de  l’esprit du Journal de Witold Gombrowicz – n’est ni celle du vol justifiable de Jean Valjean ni celle du voleur de téléviseur trop paresseux pour travailler et s’en acheter un. Chez Lefebvre, les vols qu’il insinue avoir commis, étant employé dans divers commerces, s’inscrivent comme des tentatives d’emprise sur le réel :

Si j’ai volé, c’est pour une raison simple. Partout où j’ai pu travailler, il n’y avait rien d’autre à faire. Évidemment, il y avait de la vaisselle à laver, des planchers à torcher, de la paperasse à photocopier, des cafés à préparer, des livres à étiqueter, mais tout ça, c’était de la frime, à la limite de l’arnaque, même. Ce qu’on me demandait, en vérité, n’avait rien à voir avec ces tâches. On exigeait seulement de moi de contribuer comme tout le monde à générer de l’argent.

Un prétexte, quoi. Aucune ambition de devenir riche, à l’instar d’une caissière qui vole dans la caisse.

Et s’ils y croient, eux… 

Dans son Panégyrique, Guy Debord écrit : « Quoiqu’ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écrivent; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent /04 /04
Guy Debord, Panégyrique (tome premier), Paris, Gallimard, 1993, p. 20.
. »

Difficile de dire si Pierre Lefebvre a beaucoup bu, ou s’il a réellement volé autant qu’il le prétend. Quoi qu’il en soit, Confessions d’un cassé est l’œuvre d’un homme qui, bien qu’on ne compte encore ses parutions littéraires que sur quelques doigts, a assez lu et assez vu pour donner au lecteur le goût de trouver la noble satisfaction de l’amnésie de l’ivrognerie au fond d’une bouteille dérobée à même le cellier d’un « lucide ». Il faut lire ce livre par les temps qui courent, en se rappelant qu’à l’auge du « bien-être social corporatif », plusieurs se croient appelés, mais bien peu sont élus. Répétons en boucle : les cleptomanes ressentent parfois une grande culpabilité face à leurs actes. Assez pour aller jusqu’à se faire arrêter. Les voleurs, eux…

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Entrevue avec l’auteur, septembre 2015
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Guy Debord, Panégyrique (tome premier), Paris, Gallimard, 1993, p. 20.

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