La liberté en rêve

Hoor Malas + Raul Huaman, Tangente
04.10.2021

Cellule, Chorégraphie et interprétation : Raul Huaman ; Interprétation : Valmont Harnois ; Musique et vidéo : Rebeca Elias ; Adaptation du plan d’éclairage : Benoit Larivière.

Trois secondes, Chorégraphie et interprétation : Hoor Malas ; Mise en scène et conception lumière : Mayar Alexan ; Direction de production : Ibrahim Diab ; Musique : Abdo Ineni (« Hypnotize », « Lau »), Yakuzan (« Alharayek ») ; Adaptation du plan d’éclairage : Benoit Larivière.

Présenté du 2 au 5 octobre 2021 à Tangente, en programme double, Frôler la mort et voyager dans l’intimité des rêves.

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Avec deux œuvres chorégraphiques mettant à profit d’intéressantes contraintes scéniques (contrainte physique, contrainte budgétaire), Tangente offre un programme double foisonnant d’images. Sous le thème de la mort, de la vie et du rêve, cette soirée très en phase avec la saison paradoxale des feuilles mortes et de la rentrée culturelle (et des récoltes) accueille octobre dans la profondeur chaleureuse des songes et de l’expérience incarnée.

L’un l’autre

Cellule représente le retour du danseur-chorégraphe Raul Huaman, dont la carrière, amorcée en 2005 (Cas Public, Sinha Danse), a été interrompue en raison d’un accident qui l’a forcé à réapprendre à marcher. Danseur dans sa pièce, Huaman, accompagné de Valmont Harnois, accueille le public de dos, assis en tailleur. À la fois jeu et obstacle au déplacement, une couverture de plastique ne quitte pas les danseurs. Ils en émergent partiellement. Deux projecteurs croisent leur faisceau au centre, de façon à ce qu’apparaissent, confondues sur le mur du fond dans un effet de perspective, les ombres chinoises des deux hommes. Ils exécutent une gestuelle semblable, minimaliste (signes de la main, mouvements ténus du torse), symétrique, réfléchie et lente (d’influence buto).

Hoor Malas + Raul Huaman, Tangente

Huaman explore beaucoup l’espace et les types de déplacements, les points de contact du corps avec la couverture et le sol, et la difficulté de se mouvoir pleinement alors que tantôt ses jambes tantôt ses bras sont enveloppés. Au moment de se lever, les danseurs marchent d’abord sur les genoux, explorent les diagonales. Ils se meuvent sans se regarder, resserrent la danse en une sorte de ronde au centre, se tenant sur le bout des pieds. Leurs regards ne se croisent pas. Ils s’épaulent. Puis vient la finale, faite de chutes répétées, sur le dos, en chandelles – une belle proposition –, ce qui accélère le rythme du plastique qui se froisse (comme le son de la fragilité) en les accompagnant une fois de plus au sol. Huaman signe ici une pièce riche en symboles, qui parle haut et fort de la reprise de contact avec le corps.

Le poids des songes

Mêlant la danse et le théâtre, Trois secondes se voulait au départ une performance sur la solitude. Le projet a ensuite migré vers le thème des rêves. Dans cette performance ludique de quarante minutes, Hoor Malas, danseuse fascinante, joue avec les nombreux accessoires disposés sur la scène dans le but de reconstituer le décor de l’appartement où elle a créé la pièce avec le metteur en scène Mayar Alexan. La chorégraphie s’ouvre sur un solo sous un drap, on peut y voir plusieurs images : bien sûr, un cadavre dans une morgue, ou encore une femme voilée, mais pourquoi pas une statue, une pieuvre, même, – masse molle de céphalopode à la respiration pneumatique délimitée par le drap qui se gonfle et se dégonfle – qui s’avance sur scène jusqu’à la limite du quatrième mur. C’est là, à la fin de ce solo, que le dévoilement du corps de l’interprète se fait progressivement.

Tangente, Trois secondes, Hoor Malas

Trois secondes a été créé sans aide financière, avec un très petit budget, mais est tout sauf modeste, au sens où les possibles y fusent par légion. Tantôt le rêve est un followspot, tantôt une ombre chinoise (créés par une lampe de poche), tantôt c’est une lampe d’appoint, une lumière diffuse, une réflexion dans un miroir : les accessoires sont utilisés à leur pleine capacité. Dans de nombreuses brisures de rythmes, avec plusieurs variations allant de la focalisation interne à la focalisation externe, on trouve toutes sortes d’évocations sensorielles, ou du domaine de la mémoire. Du rêve à la réalité, on pénètre dans l’onirisme abstrait, dans les réminiscences à tendances vaguement érotiques ou carrément traumatiques, on assiste au réalisme des tics nerveux – grattages, tournage de pouces – qui assaillent la danseuse. La plus belle trouvaille est sans contredit la finale, qui se déroule comme le rembobinement d’un film.

Les solos en tant que tels sont empreints d’une urgence de résister, de devoir tenir. On leur trouve toujours un certain humour et un angle ludique, qui ne vient jamais sans une grande profondeur, le sérieux de la dimension dramatique (théâtrale).

Tangente, Trois secondes, Hoor Malas

Les deux pièces du programme de Tangente ont cela en commun que, même s’ils gardent l’accent sur la danse et la performance, leur démarche est basée sur une épreuve. Deux œuvres, pourtant très différentes, ont pour expérience commune la vie comme combat. L’utilisation commune de la couverture (de plastique ou de coton) comme contrainte et accessoire ludique pourrait être lue comme un symbole puissant de la privation (et de l’isolement qui en découle). La première pièce est une expérience de privation du corps, où s’observe la transformation des cellules dans un lent retour au mouvement, réhabilitation qui confère une importance rare et incarnée à la pièce. La seconde pièce, en plus de représenter une privation financière, a été créée en Syrie en 2018 et porte en elle la charge de l’expérience politique et sociale du conflit jusque dans le corps dansé. Toutes deux, ces expériences expriment la soif de manifester et de célébrer le rêve, dans tous les sens du terme.

Hoor Malas + Raul Huaman, Tangente

crédits photos : Mariana Frandsen, Denis Martin

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