La désarticulation de nos morgues virtuelles

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04.06.2021

La Romance est pas morte, 2Fik!. Idéation et interprétation : 2Fik ; scénographie : Max-Otto Fauteux ; conception lumière : Paul Chambers ; conception sonore : Jérôme Guilleaume ; mise en mouvement : Mélanie Demers ; conception vidéo et programmation créative : Hugues Caillères (HUB Studio) ; création de l’application : silverorange ; une création de 2Fik, en coproduction avec le Festival TransAmérique. Présenté à la Cinquième Salle de la Place des Arts du 2 au 9 juin 2021.

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Avec La Romance est pas morte, 2Fik!, le créateur multidisciplinaire 2Fik nous invite à une expérience interactive fort astucieuse. Par le biais de Romanceala2fik.com, un site de rencontre fictif créé pour l’occasion, 2Fik incarne pas moins de 100 personnages, déclinés en autant de profils virtuels à explorer, analyser et évaluer. Ce faisant, il met en lumière le potentiel libérateur et fantasmatique de nos interactions virtuelles, aussi bien que les formes de violence et de rejet qui s’y déploient. En faisant de son corps un canevas au service de ses personnages, 2Fik souligne également le caractère construit des identités virtuelles et le fait qu’on y joue tous·tes, à divers degrés, une version fabriquée de nous-mêmes. Un regard critique qui nous amène à réfléchir à notre utilisation des réseaux sociaux et à l’impact que cette mise en scène de soi – consciente ou non – a sur nos interactions sociales hors du Web.

La réactivité de l’identité-écran

La richesse de l’expérience tient d’abord au fait qu’elle ne se limite pas à l’espace-temps de la Cinquième Salle de la Place des Arts. Il est possible à quiconque, à tout moment, qu’il·elle détienne un billet ou non, d’interagir avec les personnages du site de rencontre imaginé par 2Fik. Ne serait-ce que pour apprécier tout le travail de recherche et de création (visuel, textuel) qui a été investi dans la réalisation de cette interface, l’expérience vaut le détour. Chacun des 100 profils contient entre une et dix photos, ainsi qu’un descriptif parfois détaillé, parfois succinct, à l’image du personnage qu’il caractérise. On a alors l’option, comme utilisateur·trice, de classer chaque profil comme « Hot » ou « Not », de les ajouter à nos favoris, de les bloquer, ou encore de débuter une séance de clavardage. Les profils, eux, sont aussi crédibles que variés (en termes de sexe, de genre, de race, de sexualité, d’idéologie, de valeur, etc.), ce qui est réjouissant ; il y en a pour tous les goûts – et tous les dégoûts.

Et c’est en partie ce qu’on pourrait reprocher au projet. S’il permet de critiquer implicitement la marchandisation et le manque de bienveillance de nos interactions virtuelles en nous présentant une foule de personnages problématiques, cela limite souvent notre envie d’interagir avec eux ; si on se plait à être témoins de l’inventivité des profils, on ne souhaite pas pour autant entamer une conversation. On en vient alors à se demander quel type d’implication est attendu de nous comme spectateurs·trices : doit-on demeurer authentique ou doit-on nous aussi jouer le jeu et nous créer une fausse identité virtuelle ? En tant qu’homme gay, j’ai par exemple d’emblée jeté un œil aux profils d’hommes gays, à la recherche d’un personnage intéressant avec qui discuter pour tester l’interface. Mais sur chaque profil, il y avait un élément (racisme, âgisme, ton méprisant, voire agressif, etc.) qui m’en dissuadait. Devais-je alors m’amuser à confronter les personnages par rapport à leur intolérance ou nos désaccords ? Devais-je faire fi de mes valeurs, de mes goûts, voire de mon orientation sexuelle, et interagir avec n’importe quel personnage simplement dans le but de découvrir l’éventail du matériel créatif que 2Fik avait à offrir ? Au final, on n’ose pas trop s’investir.

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Voyeurisme 2.0

Après un temps, on délaisse quelque peu l’application à la faveur de l’expérience qui nous est offerte en salle. La scénographie de Max-Otto Fauteux, appuyée par la lumière de Paul Chambers, les conceptions vidéo d’Hugues Caillères et la conception sonore de Jérôme Guilleaume, bonifient assurément l’expérience déambulatoire qui nous est offerte. Les spectateurs·trices peuvent poursuivre – ou entamer – leurs interactions virtuelles avec les personnages, mais le fait d’être dans la salle avec 2Fik, témoins de son activité alors qu’il déambule lui-même dans son petit appartement au centre de l’espace scénique, est une plus-value considérable. Les trois écrans d’iPhone géant qui habillent le décor rendent compte de nos interactions en temps réel : sur l’un apparaît le palmarès des « Hot » et des « Not » attribués par les spectateurs·trices, nous permettant de mesurer en direct qui sont les candidat·es les plus et les moins populaires dans l’œil du public. Un autre écran, qui a pour titre « Cadavre exquis », rassemble pêle-mêle les phrases échangées dans le clavardage entre les spectateurs·trices et les personnages de 2Fik. Les phrases apparaissent de manière anonyme, dans le désordre des conversations, produisant un véritable fourre-tout poétique de nos interactions virtuelles.

L’autre intérêt de cette présence en salle aménagée sous forme de « voyeurium » est qu’elle nous permet d’assister à une date entre un personnage de 2Fik et un·e membre du public qui a réussi à décrocher un rendez-vous via l’application. Si les interactions virtuelles avec 2Fik sont amusantes, c’est bien sûr surtout à travers son interprétation réelle qu’on mesure toute l’étendue du talent de l’artiste. L’aisance de son improvisation est remarquable : il maîtrise à merveille les spécificités et les variations de son personnage, et ce, sans jamais tomber dans la facilité. Il nous permet d’en apprécier les multiples facettes tout en alimentant une discussion cohérente pendant pas moins d’une quarantaine de minutes.

On peut encore explorer l’application tout en écoutant d’une oreille distraite la date qui se déroule sous nos yeux mais, 2Fik étant occupé, il n’est plus en mesure de répondre à nos messages virtuels, ce qui limite notre pouvoir d’action et crée un sentiment de stagnation. Nous sommes d’ailleurs invités à quitter la salle quand nous le souhaitons, et plusieurs l’ont fait après à peine la moitié de l’heure et demie qui était allouée à la représentation. Pourtant, en restant jusqu’à la fin, nous accédons aux commentaires formulés à demi-mots par le personnage, qui soulignent la facticité et l’écart entre les interactions virtuelles et réelles : lui qui disait passer un merveilleux moment lorsqu’il était en présence de sa prétendante, se révèle au final complètement désintéressé. Cette performance autrement inventive ne donne par ailleurs accès qu’à l’une des 100 identités imaginées. Le potentiel est immense, et on aurait souhaité assister à l’incarnation de plusieurs personnages au sein d’une même représentation, de manière à profiter au maximum du talent de 2Fik.

crédits photos : 2Fik

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