Jacob Wren, l’éthique de l’ouverture

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25.01.2016

Le Génie des autres. Série de propositions théâtrales, Montréal, Le Quartanier, Série QR, 2007

La famille se crée en copulant. Histoires et provocations, Montréal, Le Quartanier, Série QR, 2008

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Artiste anglophone vivant à Montréal où il co-dirige la compagnie de théâtre PME-ART, Jacob Wren est l’auteur d’une œuvre littéraire originale et excessivement intéressante. Seuls deux de ses textes – Le Génie des autres et La famille se crée en copulant – ont été traduits en français, il y a presque une dizaine d’années de cela aux Éditions du Quartanier. Ces deux textes ne sont pas passés inaperçus et pourtant il me semble qu’il n’est pas inutile d’en traiter encore tant l’écriture de Wren me paraît inspirante pour la réflexion sur la littérature contemporaine.

Le Génie des autres. Série de propositions théâtrales appartient à la catégorie de ce que j’appellerais les «livres ouverts /01 /01
   J’inscris cette expression dans la continuité du concept «d’œuvre ouverte» que construit Umberto Eco (L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965). Le concept d’Eco met de l’avant l’idée de plurivocité – de multiplicité interprétative –  délibérée. L’éclatement formel dont je parle est une façon de travailler cette ouverture du sens. 
». J’entends par là que c’est un livre fragmenté que n’unit a priori aucune intrigue, aucune unité formelle apparente, aucune situation narrative évidente, un livre qu’organise une division en six parties relativement indépendantes. Le livre est présenté comme une «[s]érie de propositions théâtrales – à répéter, rejeter, jouer simultanément et/ou recombiner de toutes les façons possibles et imaginables – toutes vaguement reliées à la considérable ambivalence morale de l’auteur», comme un livre qui refuse d’être fixé. En ceci Le Génie des autres n’est pas unique, l’ouverture et la fragmentation ont été particulièrement exploitées par la modernité littéraire occidentale depuis le début du XXe siècle. Toutefois, il pose d’une façon belle et pertinente la question «ouvert sur quoi ?», que posent, chacune à sa façon, les œuvres ouvertes de la modernité. Jacob Wren fait de cette plurivocité moderne une nécessité éthique.

 

L’art et soi

Le Génie des autres est à la fois un questionnement sur l’art et sur soi :

Nous semblons si sûrs de nous mêmes. Et pourtant, comme par une espèce de conviction religieuse, l’art reste ambigu. N’est-ce pas là, dois-je demander, quelque chose de malhonnête ? Et si c’est le cas, qu’est-ce que l’honnêteté ? Et qu’est-ce que l’art ?

 

La vie et l’art sont reliés, chez Wren, à travers une grande exigence éthique qui implique une équivalence entre la forme de l’être et la forme de l’œuvre. Qu’est-ce qui relève de la vie ? Qu’est-ce qui relève de l’art ? Une bonne œuvre implique-t-elle une bonne vie et inversement ? Dans certains textes du Génie des autres, l’œuvre se construit à la lumière d’une série de retours sur soi, de questionnements, de mises à nu, tantôt teintées de vice, tantôt d’honnêteté vertueuse. Vie du corps, vie de l’âme, vie de l’art ne font parfois plus qu’une, unies dans une intensité ambiguë et douloureuse : «Il y a de la très bonne radio tard la nuit. Peut-être que je vais dans la salle de bain et vomis.»

Je ne voudrais pas réduire ce livre à un texte au «je», à une confession, ce qu’il n’est pas. C’est précisément cette identification de l’être et de l’art qui permet de dépasser l’anecdote individuelle. Le livre ne «parle pas de», bientôt plutôt il «est», il «prolonge». Jacob Wren rappelle cette évidence si souvent oublié que l’être n’est, dans un livre, jamais uniquement dans les pronoms. L’ouverture, l’éclatement, n’est ni un tour de passe passe, ni un embrouillamini baroque, cultivé ou à la mode, mais bien une déchirure, une mise à nu, une prise de risque.

L’art devient vibrant de vie dans ce livre qui, par un style relativement sobre, abrite des moments lyriques forts. Je n’en donne ici qu’un :

Ma jambe est une aile cassée. Tout est une métaphore de la façon dont on tire sur les oiseaux et dont ils tombent du ciel comme la pluie. Je baille et crie en même temps. Les oiseaux n’y prêtent pas attention.

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Ce livre s’ouvre également sur une grande souffrance, sombre et froide, que cristallise en son centre le chapitre «Claquez des doigts», qui donne à lire selon une logique folle, érotique et morbide, une série de déclarations sur l’alimentation, la mort, les sociétés et la culture humaines.

1)  Que se passe-t-il lorsque le serveur est un cadavre ?

2)  Le serveur est-il un cadavre ?

3)  Le serveur est-il un serveur ?

 

La politique au plus près de soi

L’exigence éthique de Jacob Wren implique nécessairement une réflexion politique. L’idée d’examen de soi qui travaille son écriture est liée, pour Wren, aux problèmes que pose le capitalisme moderne. Comment, au sein d’un jeu complexe et pervers de pouvoir et d’inégalités, déployer son existence et son œuvre ? L’être – et l’art – ne parvient pas, chez l’auteur, à se désengager du monde avec lequel il entretient une relation paradoxale de révolte et de culpabilité. L’équilibre formel et lyrique fait œuvre de militantisme en accueillant et en formulant différentes problématiques et enjeux politiques, tout en complexifiant ces aspects au contact de soi, posant la question de la responsabilité individuelle :

Je ne sens même pas que je participe de manière active à la construction et au développement de mon appartement. Je me masturbe uniquement pour me faire jouir puis je considère le sujet clos.

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La question politique est explicitement mise de l’avant dans La Famille se crée en copulant, second livre de Wren traduit en français qui, s’il présente une ouverture moindre, une intrigue plus développée, poursuit en un certain sens l’ouverture opérée par Le Génie des autres en ce qu’il associe étroitement l’être de l’artiste à celui de l’œuvre.

La famille, dans ce livre, se situe à la croisée des violences, qu’elles soient privées ou publiques, d’individus ou d’institutions, mais également au cœur de l’amour humain. Wren y met en scène, en une série de textes qui sont loin de former une intrigue linéaire, un théoricien du complot et une famille. Aucune situation n’y est clairement définie, le texte multiplie les situations absurdes, à la fois drolatiques, alarmistes et violentes. La Famille se crée en copulant, tout livre explicitement politique qu’il est, ne se confine jamais tout à fait dans le cadre d’une réflexion rationnelle, ordonnée et logique. Le livre a notamment cette particularité d’emprunter différentes voix et points de vue, tantôt féminin, tantôt masculin, tantôt parent, tantôt enfant, tantôt vivant, tantôt mort :

Ce texte a été écrit par un enfant jamais né. Vous pourriez penser que, n’étant jamais né, je serais amer ou malheureux, mais vous aussi vous auriez tort. Ne pas être né a été la chose la plus parfaite et merveilleuse, la plus humaine et lumineuse qui me soit jamais arrivé.

 

Les personnages par ailleurs échangent leurs voix, échangent leurs rôles, se mélangent, passent du viol à l’amour, de la haine au sacrifice, et le lecteur doute constamment de leur continuité, reconstruit les histoires, comme il le peut, comme il le veut. Trop de fois le livre déborde pour rester dans le cadre d’un développement politique rationnel. Trop de fois il revient à la fragilité de l’art et de l’être. En dépit de sa forte unité thématique, le livre est rempli de sauts formels, thématiques et logiques qui en trahissent l’ouverture sur les souffrances aveugles de l’être, une douloureuse honnêteté, une exigence terrible de soi et de l’existence. L’ouverture de Wren est une position éthique avant d’être esthétique et politique, la forme d’une œuvre spontanée et juste. 

 

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   J’inscris cette expression dans la continuité du concept «d’œuvre ouverte» que construit Umberto Eco (L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965). Le concept d’Eco met de l’avant l’idée de plurivocité – de multiplicité interprétative –  délibérée. L’éclatement formel dont je parle est une façon de travailler cette ouverture du sens. 

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