Il faut beaucoup aimer le diable…

capture_decran_le_2023-03-04_a_15.52.53_0
Photo : Nicolas Descoteaux
04.03.2023

Si vous voulez de la lumière. Production : Les songes turbulents ; Texte : Marine Bachelot Nguyen, Alexandra Bourse, Céline Delbecq, Rébecca Déraspe, Ian De Toffoli, Sèdjro Giovanni Houansou, Émilie Monnet, Hala Moughanie, Pauline Peyrade, Guillaume Poix, Jean-Luc Raharimanana, Guy Régis Jr, Florent Siaud ; Mise en scène, dramaturgie et conception artistique : Florent Siaud ; Interprétation : Jasmine Bouziani, Sophie Cadieux, Francis Ducharme, Dominique Quesnel, Yacine Sif El Islam, Madani Tal ; Musiciennes live et collaboratrices artistiques : Cyrielle Ndjiki Nya, Kaoli Ono ; Lumières : Nicolas Descôteaux ; Scénographie : Romain Fabre ; Costumes : Sarah Balleux ; Conception sonore : Julien Eclancher ; Conception vidéo : Eric Maniengui ; Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt ; Collaboration à la dramaturgie : Pauline Bouchet, Dany Boudreault, Alexandra Bourse ; Collaboration au mouvement : Claudia Chan Tak ; Assistance à la mise en scène : Marie-Christine Martel ; Présenté au Théâtre Prospero du 1er au 12 mars 2023.

///

Six ans de travail, une douzaine d’auteur.ice.s de la francophonie, un mythe intemporel. Avec Si vous voulez de la lumière, le metteur en scène Florent Siaud observe des enjeux contemporains à la lumière de l’œuvre de Goethe : acharnement thérapeutique, deuil à l’ère numérique et catastrophes climatiques servent de prétextes à poser les questions existentielles de la mort, du sens de la vie et de la nature humaine. La pièce, de plus de trois heures, aspire à l’envergure d’une œuvre totale divisée en trois parties. D’abord Faust en oncologue tombe amoureux de sa patiente, Marguerite Weiner, une botaniste condamnée qu’il tente de sauver contre son gré. Faust fait ensuite son deuil dans un hôtel technologique de la Silicon Valley en compagnie de l’avatar virtuel de Marguerite. Il échoue finalement sur une île en proie aux catastrophes climatiques où il s’improvise sauveur du peuple. Pendant ce temps, le diable tisse le fil rouge entre les parties disparates grâce à une narration humoristique, sans pour autant parvenir à sauver la pièce qui échoue dans son entreprise polyphonique en juxtaposant maladroitement des voix non-abouties, allant parfois jusqu’à l’incohérence narrative.

0tv21xjo-1677865079
Photo : Nicolas Descoteaux

Une pollinisation ratée

En entrevue avec Le Devoir le 18 février dernier, Florent Siaud raconte qu’il a voulu honorer la polyphonie de l’œuvre originale, choisissant de confier les épisodes de la pièce à des dramaturges issus des quatre coins du globe : Madagascar, France, Belgique, Luxembourg, Liban, Bénin, Haïti, Québec. L’objectif demeurait bien sûr la création d’un imaginaire commun, d’« un aller-retour permanent [entre les textes], qui est de l’ordre de la pollinisation ». Pour rappel, le concept bakhtinien de la polyphonie désigne en linguistique le fait de rassembler au sein d’un même acte d’énonciation des voix divergentes, et ce, en gommant les marques permettant de les départir clairement. La polyphonie permet ainsi la cohabitation de différentes strates de discours, complexifiant le point de vue qui n’est plus simplement celui, monologique, de l’auteur.rice. Malheureusement, dans Si vous voulez de la lumière, le résultat est d’une polyphonie superficielle qui ne parvient pas à effacer les marques caractéristiques des différentes voix, dont l’on sent trop bien l’addition. Chaque partie s’apparente ainsi à une pièce à part entière, avec sa propre voix, son discours sur le monde et ses questionnements spécifiques, imperméable aux autres univers.

Quand la cohérence tient à un fil (ou au diable)

À défaut d’approfondir les enjeux actuels, la pièce affleure de grandes questions maintes fois abordées, celle de l’intelligence artificielle notamment, dont le traitement évoque le film Her (2013) de Spike Jonze, dans lequel un homme solitaire tombe amoureux d’un système d’exploitation. Or, au lieu de développer une véritable réflexion philosophique, ici l’on enchaîne les clichés, allant jusqu’à mettre en scène la naissance d’un enfant de dix ans par un écran numérique. Le potentiel comique de cet épisode relève davantage du malaise que du rire véritable. Il faut dire qu’en plus de l’incohérence narrative que représente une telle apparition, l’inégalité du jeu des différent.e.s interprètes accentue l’inconfort.

cf26espq-1677864957
Photo : Nicolas Descoteaux

Le fil conducteur de la pièce tient aux apparitions inquiétantes de Méphisto, incarné par Yacine Sif El Islam qui nous en livre une interprétation complexe. À la fois ironique, comique et touchant, le diable prend en charge la narration des événements par l’usage d’un méta-discours qui pallie la logique défaillante de la pièce. Heureusement, la gestuelle envoûtante de l’interprète et sa capacité à produire des effets comiques au cœur même du drame capte notre attention en donnant lieu à quelques moments de complicité avec le public. L’on en vient presqu’à comploter à ses côtés la mort du protagoniste principal… Tel est justement l’un des problèmes de la pièce : les personnages ne suscitent pas l’empathie et ne parviennent pas à nous émouvoir.

Une métaphysique de comptoir

Faut-il blâmer la surabondance des clichés (valorisation du cycle de la vie, éloge du lâcher prise, intrication éros/thanatos, etc.) qui font écran à l’émotivité que les thématiques de la mort, de la maladie et de l’amour auraient pu susciter ? La pertinence d’une réflexion métaphysique repose en partie sur un travail de dépouillement du langage, celui des lieux communs qui l’habitent ; or la pièce échoue à mener à bien un tel projet en se contentant de tourner en rond, voletant d’un phrase toute faite à une autre.

qem0f7va-1677864623-cropped
Photo : Nicolas Descoteaux

La mise en scène accentue encore cet aspect kitsch en multipliant les procédés scéniques souvent superflus. Les paysages forestier et marin auraient ainsi gagné à être suggérés par des jeux d’éclairage et par le seul univers sonore plutôt que projetés à l’écran dans un régime réaliste. De manière générale, c’est donc une certaine surcharge, tant au niveau scénique que thématique, qui se dégage de Si vous voulez de la lumière. La pièce a le mérite de nous rappeler que la capacité d’une œuvre d’art à refléter une totalité poétique s’avère parfois mieux rendue par une certaine économie.

Articles connexes

Voir plus d’articles