Graver, conserver et transmettre avec Mélanie O’Bomsawin

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24.02.2022

Senimikwaldamw8gan – Mémoire de pierre, Mélanie O’Bomsawin, OBORO (Salle Daniel-Dion et Su Schnee), du 9 janvier au 5 mars 2022.

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Il y a quelques années, j’ai eu la chance de suivre le travail de Mélanie O’Bomsawin lors de sa résidence artistique chez OBORO. J’avais été marquée par son approche technologique, multimédia et sa passion pour le son. Depuis le 29 janvier et jusqu’au 5 mars 2022, à ce même endroit, l’artiste présente Senimikwaldamw8gan – Mémoire de pierre, sa première exposition solo.

Comment graver, conserver et transmettre les souvenirs, les mémoires et les moments uniques ? Présentée comme « monteuse, artiste en nouveaux médias, patenteuse, geek et vidéaste », Mélanie O’Bomsawin, d’origine w8banaki (abénakise) et québécoise, est habitée par les questions d’identité, de mémoire et de transmission du savoir qu’elle explore à travers la vidéo sous toutes ses formes.

Lorsqu’on entre dans la salle Daniel-Dion et Su Schnee, c’est l’ouïe qui l’emporte sur l’ensemble de nos sens. Il n’y a pas de flèches au sol, pas de plan ou d’ordre à respecter, mais on comprend rapidement que les voix mêlées qui proviennent du fond de la salle constituent le clou du spectacle. Je démarre donc vers la droite en direction de deux petites pochettes traditionnelles suspendues contre le mur et sur lesquelles se trouvent des cartes SIM. Le ton est donné : à l’image du titre, de l’artiste et de son parcours, Senimikwaldamw8gan – Mémoire de pierre mêlera modernité et traditions.

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L’importance des matériaux

Tout au long de l’exposition, des objets personnels, des pierres et des végétaux cohabitent avec des outils technologiques. Par moment, leur union les rend difficiles à départager. C’est le cas des pierres, parfois réelles et d’autres fois imprimées à l’aide d’une imprimante 3D, qui sont parsemées en petits tas à travers la salle. Celles-ci peuvent aussi avoir un double rôle, puisqu’elles servent traditionnellement à montrer le passage du temps tout en faisant office, dans l’exposition, de haut-parleurs à souvenirs.

Un ordinateur et des objets rouges vifs attirent tout de suite mon attention. Sur l’écran, deux regards d’hommes. Quatre yeux et autant de pupilles sont scannés millimètre par millimètre, tandis qu’en arrière-plan la modélisation de pierres 3D semble naître directement de leurs regards. La trame narrative, disponible en format papier à l’entrée du centre et sur le site Web d’OBORO /01 /01
« Avec des objets récupérés sur des lieux importants dans la vie de ses grands-pères, des captations des territoires et des cours d’eau, ainsi que des enregistrements sonores de leurs voix, O’Bomsawin repense la galerie comme un grand cercle que l’on parcourt où les pierres, comme chez les W8banakiak et plusieurs autres Nations, sont considérées comme étant leurs grands-pères, avec leurs mémoires et leurs vécus. »
, nous explique que les yeux appartiennent aux deux grands-pères de l’artiste, auxquels l’exposition rend hommage.

Mousse, branches, pommes de pin, feuilles et fleurs séchées s’ajoutent aux pierres qui, une fois semées, retracent l’histoire et la lignée des grands-pères de l’artiste. Au centre de la salle, 215 petites pierres sont minutieusement disposées et surmontées d’une pincée de tabac. Formant une mosaïque de moments ou de personnes, elles racontent une histoire sans date, sans mots et sans fioritures.

Sur le mur derrière l’ordinateur, des supports numériques (VHS, DVD, CD-Rom, disquettes, cartes SD, mini cartes SD, disques durs externes, clefs USB et nuages) rendent compte par leur obsolescence du temps qui passe. Leur présence nous rappelle que nous sommes à la fois libres de tout enregistrer avec une multitude d’appareils, et prisonniers du format et des technologies du moment quand vient le temps de transmettre nos souvenirs. Si les pierres peuvent acceuillir nos histoires, avons-nous réellement besoin des nouvelles technologies ? La cohabitation des dispositifs de mémoire offre une option hybride qui laisse planer la question.

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Entre son et image

Dans le fond de la salle, une première projection nous montre une maison au bord d’un lac, probablement celle d’un des grands-pères d’O’Bomsawin. Lorsque le focus s’éloigne de la maison, la distance la pixellise. Illustrant parfaitement l’enjeu de la conservation des contenus numériques, la caméra nous éloigne dans l’image (sur le plan spatial), et ce au fur et à mesure que les dispositifs susceptibles de décoder nos moments de vie captés nous éloignent de l’image (sur le plan temporel).

Une seconde projection, encadrée par les « pierres qui parlent », montre des images projetées sur un mur blanc. Au pied de l’écran, des feuilles séchées et, sur les murs, des pierres hissées sur des cubes blanc. C’est d’elles que semble provenir le son. Lorsqu’on s’en approche, on distingue plus clairement deux voix, celles des deux grands-pères de l’artiste, qui confient des anecdotes de jeunesse à leur petite fille. Assise par terre au centre des haut-parleurs masqués par les pierres, j’écoute et savoure ce brouhaha familier tout en survolant lacs et forêts à la manière d’un oiseau migrateur.

Filmées à l’aide d’un drone dont on aperçoit parfois l’ombre qui se fond dans le paysage, les images nous transportent au cimetière, où se trouve la tombe de l’un des grands-pères de l’artiste, devant laquelle elle s’assoit dans l’herbe, accompagnée de ses enfants. Ici, on célèbre la vie avec les enfants qui courent, comme on célèbre la mort en rendant hommage aux disparus. La parole commémorative permet de réintégrer dans le vivant cette pierre tombale, version plus occidentale et manipulée par le travail humain des pierres de mémoire. Les deux cours d’eau (le lac Témiscamingue ainsi que la rivière St-François, à Odanak) qui marquent le dernier mur de l’exposition évoquent des volutes de fumée et font d’ailleurs aussi écho aux hommages funéraires, tandis que les 215 pierres au sol nous renvoient l’image d’un cimetière (plus précisément, elles représentent les tombes anonymes découvertes sur le site de l’ancien pensionnat à Kamloops).

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De retour devant les deux pochettes en cuir décorée de cartes SIM, je me questionne sur la signification de cet objet. Disque dur de notre vie, il est presque aussi chargé émotionnellement que pourraient l’être nos cendres. Que léguera-t-on à nos enfants ? Nos jeux, nos lettres, nos histoires et/ou nos téléphones cellulaires ? De la vidéo pixellisée à l’image des souvenirs qui se dissipent avec le temps jusqu’aux supports numériques obsolètes comme des langues qu’on ne parlerait plus, toutes ces voix mêlées résonnent en moi et au-delà, dans une cacophonie familière.

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« Avec des objets récupérés sur des lieux importants dans la vie de ses grands-pères, des captations des territoires et des cours d’eau, ainsi que des enregistrements sonores de leurs voix, O’Bomsawin repense la galerie comme un grand cercle que l’on parcourt où les pierres, comme chez les W8banakiak et plusieurs autres Nations, sont considérées comme étant leurs grands-pères, avec leurs mémoires et leurs vécus. »

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