Giorgia Volpe : Tisser le quotidien

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Ma langue est un sable mouvant, présentée à EXPRESSION, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe (Québec) du 17 novembre 2018 au 27 janvier 2019.

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L’Œuvre de Giorgia Volpe est un fil :
au commencement était le fil,
et le fil était avec l’Œuvre,
et le fil était l’Œuvre.

Née à Sao Paolo, au Brésil, l’artiste québécoise Giorgia Volpe marque un temps d’arrêt avec l’exposition Ma langue est un sable mouvant au centre EXPRESSION, à Saint-Hyacinthe. Un temps d’arrêt pour revisiter une partie de sa production par le truchement d’œuvres inédites et reconstituées.

Le titre de cette rétrospective irrémédiablement tournée vers le présent fait simultanément appel à plusieurs acceptions du mot « langue ». La langue, comme code linguistique et comme organe sensoriel, s’adonne à des jeux de mots. Cette langue est-elle celle de l’artiste ? La question mérite d’être posée dans des termes plus autoréférentiels : Qui est cette langue ? Cette langue est, semble-t-il, l’artiste elle-même. Les dix-neuf pièces rassemblées à l’occasion de cette exposition témoignent de la méthode de travail de Volpe qui, telle une langue, tel un sable mouvant, absorbe, engloutit et s’approprie le monde tangible et intangible qui l’entoure : objets, expériences, savoir-faire d’ici et d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui, expertises (d’autres) langues et imaginaires collectifs, pour ne citer que quelques exemples.

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Giorgia Volpe, Le Tas, 2018. Installation : retailles d’hosties. (photo) : Daniel Roussel.

Toutes ses créations dégagent un caractère installatif. Ses œuvres refusent le principe de la frontalité, tant physique que significative, pour afficher des qualités immersives : elles se déploient en mille (coups d’) éclats. L’immersion est autant réelle que psychologique. Ainsi, il faut entrer dans « La fente » (2018), sorte de sanctuaire niché dans un espace ouvert à même un mur de la salle principale, pour découvrir des tapis de fougères dessinées au crayon à l’huile blanc sur des surfaces peintes en noir. « Miroir » (2018), quant à lui, montre les cicatrices de son exposition aux intempéries pendant la saison hivernale, tout en renvoyant l’image de celui qui (se) regarde. Volpe sollicite ainsi le corps perçu et percevant du sujet-spectateur, à la fois témoin et exécutant. Elle invite à voir avec le corps, à explorer les tréfonds de la mémoire à travers un corps qui nous met en contact autant qu’il nous sépare du monde sensible.

Du tissage et autres configurations mémorielles

Nul ne peut contester l’omniprésence du textile, de la superposition et de l’accumulation dans le corpus d’œuvres de Volpe. Qui plus est, le verbe « tisser » synthétise une partie de sa démarche : l’artiste tisse des liens, des rebuts de tissus et de papier, des bandes magnétiques, des cheveux synthétiques, des récits et des fables, produisant ainsi chez les spectateurs des images mentales évocatrices de (ses) voyages (physiques et intérieurs), du passage du temps, de paysages humains et naturels, du sens de la communauté, d’identités multiples, etc. Pour tisser ses univers, elle mobilise des médiums d’expression et des techniques variés, tels que le dessin, l’installation, le ready-made, le tricotage, la broderie, l’objet trouvé, le collage ou la photographie.

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Giorgia Volpe, Mal du pays, 2018. Courtepointe : assemblage de fragments de drapeaux du Québec comportant de défectuosités. (photo) : Daniel Roussel.

Volpe fait du quotidien son matériau principal. Les outils de récupération, de refonctionnalisation et de détournement de ce (et parfois ceux) qui peuple notre existence journalière se promènent librement entre ses mains. Elle tisse les fils de la mémoire de bouts suspendus, ici et là, comme si son Œuvre ne tenait qu’à un fil. Que ce soit par le biais d’images publicitaires cousues sur des couvertures de déménagement (« Les mains pensent », 2018), de drapeaux du Québec contenant des imperfections et voués à être jetés (« Mal du pays », 2018), de boîtes de biscuits en métal vidées de leur contenu (« La fuite du temps », 2018), de recoupes d’hosties placées sous un faisceau de lumière quasi mystique (« Le Tas », 2018), ou de bandes magnétiques de cassettes VHS (« Avalanche de la raison, exercice de mémoire # 5 », 2018), Volpe nous expose à des mémoires (collectives) reconfigurées, en suivant le modus operandi de la mémoire elle-même. Car qu’est-ce que la mémoire, sinon une reconfiguration, un recollage et un réassemblage perpétuel ?

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Giorgia Volpe, La fuite du temps, 2018. Installation : boîtes de biscuits en métal vidées de leur contenu et couvercles apposés au mur. (photo) : Daniel Roussel.

Des moulins à paroles

Un désir avoué d’habiller l’espace, de couvrir les surfaces nues, anime l’exposition. Cette intention, complètement assumée, conduit les œuvres à se couper la parole. La cacophonie visuelle qui règne n’est pas uniquement le résultat d’une légère surcharge de la salle principale d’exposition, mais aussi de la puissance des œuvres qui y sont présentées. Ce sont des pièces au verbe acerbe, pourvues d’une charge sémantique considérable, qui s’agitent tels des moulins à paroles. Il n’est guère surprenant, par conséquent, qu’elles ne soient parfaitement « entendues » que lorsqu’elles sont isolées ; que l’on songe à « L’origine du monde » (2014-2018), installation qui demande de traverser un portail – dont la forme adresse un clin d’œil au motif central du tableau éponyme de Gustave Courbet – pour accéder à un espace où trois hamacs tressés de tubulure acéricole bleue invitent à se la « couler douce », ou encore à « Pensée magique, exercice de mémoire # 6 » (2018), forêt amazonienne fabriquée de bandes magnétiques qui serrent le corps (merleau-pontien) d’un toucher à la fois soyeux et oppressant.

Puits de perceptions

Si l’exposition se languit de l’absence d’un programme curatorial défini – ou, du moins, de la baguette d’un commissaire-chef d’orchestre qui ferait jouer les œuvres en polyphonie et les laisserait s’exprimer librement, sans s’interrompre –, le centre EXPRESSION, fidèle à ses pratiques de médiation, a publié un guide pédagogique pour l’exposition. Ce document inclut notamment un lexique qui fournit des balises supplémentaires au sujet-spectateur pour l’aider à se retrouver.

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Giorgia Volpe, Les mains pensent, 2018. Collage : couvertures de déménagement et images publicitaires. (photo) : Daniel Roussel. 

Chaque élément de « Ma langue est un sable mouvant » se lit, se voit et se construit comme un puits de perceptions. La façon dont le sujet-spectateur approche les pièces de cette exposition détermine la manière dont elles se donnent à voir. Ce qu’il voit en vérité est quelque chose qui n’existait pas avant qu’il ait posé son regard sur elles. Le tour de force de Volpe est de tisser le quotidien pour imager de nouvelles manières de vivre ensemble. Résidant à Québec depuis plus de vingt ans, cette artiste multidisciplinaire s’est taillé une place dans le milieu artistique québécois tout en conservant une spécificité culturelle qu’elle porte à fleur de peau, métissée d’un attachement à autrui.

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En avant-plan : Giorgia Volpe, Avalanche de la raison (exercice de mémoire # 5), 2018. Installation : pelotes de bandes magnétiques déposées sur un escalier tronqué ; en arrière-plan : Giorgia Volpe, L’origine du monde (portail), 2014-2018. Installation : tubulure bleue acéricole. (photo) : Daniel Roussel.

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