Fuir notre incommunicable vacuité

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06.03.2020

Ceux qui se sont évaporés. Texte : Rébecca Déraspe ; mise en scène : Sylvain Bélanger, assisté de Julien Veronneau ; scénographie et éclairages : Cédric Delorme-Bouchard ; costumes : Julie Charland, assistée de Yso ; conception sonore : Larsen Lupin ; maquillages et coiffures : Angelo Barsetti ; conseil au mouvement : Francis Ducharme ; avec Geneviève Boivin-Roussy, Élisabeth Chouvalidzé, Josée Deschênes, Vincent Graton, Reda Guerinik, Éléonore Loiselle, Maxime Robin, Tatiana Zinga Botao. Présenté au Théâtre d’Aujourd’hui du 3 au 28 mars 2020.

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Qui n’a jamais rêvé de disparaître ? Cette question rhétorique renvoie elle-même à l’universalité du phénomène qui traverse la pièce Ceux qui se sont évaporés de Rébecca Déraspe – ce qui est d’ailleurs souligné par la diversité de sa distribution, qui est des plus réjouissantes. Bien sûr, la thématique n’est pas nouvelle : le sociologue David Le Breton y a consacré son essai fondateur Disparaître de soi (2015) ; du côté de la littérature, Dominique Rabaté a étudié l’omniprésence de ce motif au cœur du roman contemporain dans Désirs de disparaître (2015) ; au théâtre, Philippe Cyr en a récemment exploré les mécanismes avec sa pièce Ce qu’on attend de moi (2013-2019), en s’inspirant notamment des propos d’Henri Laborit dans Éloge de la fuite (1976) ; les exemples sont multiples. En cela, on peut questionner l’originalité du spectacle qui nous est présenté ces jours-ci au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, au point de se demander s’il ne participe pas tout simplement d’un banal effet de mode. Quoi qu’il en soit, on se réjouit de constater qu’il s’agit probablement de la proposition théâtrale la plus sensible et aboutie sur le sujet. À tel point qu’on ne peut s’empêcher de croire, après coup, que l’idée de la disparition, de la fuite, de l’évasion est probablement celle qui permet le mieux de parler de notre époque, et qu’ainsi mariée à l’écriture fine de Déraspe, elle produit un texte qui a le potentiel de devenir un classique de notre littérature contemporaine.

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Éloge du désordre et de l’invisibilité

Nos vies s’inscrivent dans une logique d’interdépendance qui nous amène à être constamment en représentation dans nos interactions sociales. Cette spectacularisation de soi exige de nous une grande part de responsabilité, ce qui n’est qu’accentué à notre époque du « tout visible », comme le dit Gérard Wajcman. À l’ère des réseaux sociaux, nous sommes toujours en comparaison, en compétition avec autrui. Les statistiques, les sondages et les médias s’assurent de nous informer quotidiennement de la bonne façon d’être, de penser et d’agir afin d’assurer le maintien de l’ordre social. Il vient alors un moment où cette pression de performance, ce manque de liberté individuelle devient une charge insoutenable pour l’individu. Il lui faut alors disparaître pour un temps, rejoindre les coulisses de notre théâtre social, se défaire de toutes contraintes d’identité et ainsi se soustraire à la tyrannie de la visibilité. En un sens, le besoin de disparaître, de se perdre, peut être interprété comme une façon de résister à la normalisation sociale, aux dispositifs toujours plus grands de contrôle et d’assignation identitaire qui nous accablent. Mais cela reviendrait encore à réduire la portée de cette pulsion.

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La pièce de Rébecca Déraspe n’a heureusement pas la prétention de nous fournir de réponses claires, et c’est bien ce qui en fait la force. Elle nous présente diverses manifestations de disparition, principalement par le biais de sa protagoniste Emma, mais aussi grâce au témoignage de quelques personnages anonymes qui viennent ponctuer la trame de son récit. La vacuité de leur existence nous est suggérée ici et là par des mots listés, hurlés, murmurés. Mais à aucun moment on ne tombe dans la surécriture, jamais on ne cherche à psychologiser leur mal-être : comme Emma, on demeure dans l’inquiétante et poétique incertitude des « peut‑être » qui jonchent sa vie. Cela n’empêche pas qu’on soit complètement happé par ce qui nous est présenté : le sentiment de perte, le « cri silencieux » des personnages se sent jusque dans leurs silences, leurs hésitations, leurs balbutiements. On sait qu’on assiste à un grand moment de théâtre lorsque le temps se suspend et nous submerge. Ceux qui se sont évaporés a ce pouvoir-là.

L’équilibre dans le chaos

L’écriture de Rébecca Déraspe est empreinte d’une grande tendresse. Elle parvient à reproduire des scènes banales du quotidien, de la chambre conjugale au souper de famille, avec une justesse troublante. Certaines phrases toutes simples, mais tellement chargées, nous traversent et nous bouleversent par la résonnance qu’elles trouvent en chacun·e de nous. À ce titre, il faut aussi souligner la qualité de la distribution qui livre cette partition complexe. On reconnait dans leur interprétation nuancée une grande authenticité ; jamais ces comédien·ne·s ne tombent dans l’excès. Josée Deschênes y est particulièrement poignante dans le rôle de la mère, de même que Geneviève Boivin-Roussy, dont le jeu tout en retenue est désarmant. Même celles et ceux qui accumulent plusieurs personnages secondaires arrivent à leur conférer une singularité des plus crédibles.

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L’ingénieuse mise en scène de Sylvain Bélanger a aussi beaucoup à voir dans la réussite de ce spectacle. Il arrive à maîtriser la désorganisation formelle du texte de Déraspe en lui procurant une grande cohérence. Même les ruptures de ton se fondent en un tout harmonieux : le premier segment du spectacle, par moment trop abstrait et didactique, trouve ainsi malgré tout sa cohérence avec l’ensemble, c’est-à-dire en tant que complément poétique aux scènes réalistes et intimes qui suivent. Malgré l’éclatement des personnages, des temporalités et des lieux, tout trouve sa place au cœur de la neutralité scénographique proposée par Cédric Delorme-Bouchard. On peut d’ailleurs apprécier à maintes reprise la polyvalence de ce lieu de rencontre grâce aux éclairages qui viennent le dynamiser.

Brillamment appuyée par toute l’équipe de création de Ceux qui se sont évaporés, Rébecca Déraspe propose alors une réflexion sur notre époque. Sur nos crises identitaires, sur nos pertes de repères communs. Mais en s’obligeant à trop déplier ce spectacle, on risquerait d’en réduire la portée signifiante : car c’est moins son propos que les émotions qu’il véhicule et l’identification qu’il produit qui lui permet de nous donner accès à l’insaisissable. Il s’agit d’un texte qui invite à vivre malgré les souffrances et les sacrifices que la vie sociale peut parfois occasionner, sur la difficulté du vivre ensemble, aussi bien depuis la perspective de ceux et celles qui choisissent de disparaître que de celle des gens qui sont laissés derrière. Un spectacle qui prouve encore une fois qu’il n’y a rien de mieux que l’expérience intime pour toucher à l’universel, rien de plus fort que les rencontres pour trouver un sens à ce qui bouillonne à l’intérieur de nous.

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crédits photos : Valérie Remise.

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