Fucking Carl : histoire de marques

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Fucking Carl, texte et interprétation de Louis-Philippe Roy et Caroline Yergeau.

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S’il fallait résumer Fucking Carl, une pièce écrite et interprétée par Louis-Philippe Roy et Caroline Yergeau, il faudrait revenir aux notions de marquage et de démarquage. En matière de classe, comme en matière de genre, cette pièce se joue des normes en s’appuyant sur un procédé qui a finalement pour seul objet nos préjugés.

Devant un comité (passivement incarné par le public), Jayson (Caroline Yergeau) et Jessika (Louis-Philippe Roy) racontent leur histoire pour convaincre qu’ils seront une bonne famille d’adoption. Ils ont une langue aussi fleurie qu’incorrecte, peuvent être assez vulgaires et s’intéressent aux monster trucks et aux «festivaux». Aux premières minutes du spectacle, le public estimera que les protagonistes sont issus d’un milieu démuni fait de pauvreté intellectuelle et d’une certaine désorganisation du discours. S’il fallait trouver une parenté à Fucking Carl, on chercherait du côté de Fabien Cloutier, non seulement pour le contexte, mais aussi dans cette façon de placer le public dans une relation normative explicite avec l’enjeu de la pièce.

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photos : Sylvain Sabatié

C’est donc surtout de marquage et de démarquage de classe dont il est question. Par leurs vêtements, leur vocabulaire et leurs préoccupations, Jay et Jess appartiennent à une certaine classe populaire québécoise. Dans son sourire un peu condescendant, son rire devant les fautes de syntaxe, sa position d’autorité, le public marque rapidement son appartenance à une élite éduquée et cultivée. Le marquage de classe devient alors d’autant plus évident que Jay et Jess savent qu’ils sont dans un contexte où on les jugera et leurs efforts pour tenter de répondre à ce qu’ils imaginent être la norme ne fait que souligner plus férocement le fossé. Leurs tentatives souvent maladroites pour bien parler ou faire preuve de culture – «JAYSON Pis Jess, a l’a sa carte de bibli. JESSIKA Pour emprunter des magazines pour la job…» -, comme leurs négociations quant à savoir ce qu’ils peuvent raconter dans ce cadre – «JESSIKA Tu raconteras pas ton histoire de break-in de Winnebago icitte.» – rendent encore plus visible le rapport de pouvoir qui place le comité/public dans le rôle de ceux qui détiennent les clés de ce qui est juste et bien.

Mais la marque, dans Fucking Carl, concerne aussi le féminin et le masculin. Autant en termes de comportement que de caractère, Jay et Jess incarnent les stéréotypes et les détournent en même temps (un douchebag très doué dans le ménage et la cuisine, une coiffeuse qui conduit un pick-up manuel). Par exemple, si dans les scènes initiales, les commentaires de Jay sur la plastique de Jessika nous laissent croire qu’elle est chosifiée dans cette relation, elle se révèle rapidement dans son agentivité autant comme mécanicienne, comme négociatrice que dans sa vie privée. On pense à une scène où elle met à la porte le colocataire de Jay après qu’il l’ait traitée de «plotte» et lui ait fait une invitation sexuelle disgracieuse : «I a personne qui me parle de même, tabarnak.» Pour le spectateur, la différence entre «plotte» et d’autres expressions entendues tout au long de la pièce ne va peut-être pas de soi. Pour Jess, la différence est très claire : son consentement.

C’est en cela que le travestissement, qui a pu être remis en question /01 /01
Lors d’une lecture de la pièce au festival Feuilles vives en septembre 2014, le travestissement avait été abandonné.
, m’apparaît nécessaire. D’une part, le procédé alimente le démarquage du genre puisque les corps en scène ne correspondent pas aux marques mises de l’avant dans le discours. D’autre part, le travestissement ajoute à la maladresse dont nous avons déjà parlé : les efforts pour correspondre à la norme du genre (posture, démarche, gestuelle, etc.) sont plus visibles et accentuent l’impression que ce comité/public impose une certaine violence à ces personnages, comme si on les forçait à entrer dans un moule.

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Peut-être que l’une des clés de la pièce se trouve dans cette scène où les deux protagonistes s’obstinent à savoir si le notaire qui s’appelait Claude était un homme ou une femme. La conclusion : «Whatever». Ça n’a pas tellement d’importance finalement. Jay et Jess ne ressentent pas de contradictions quant au fait qu’ils répondent aux stéréotypes par moment et les contredisent à d’autres. Quand ils arrêtent de vouloir correspondre aux attentes du comité/public, leur enthousiasme prend toute la place et l’essentiel leur semble simple : «Pis c’est juste ça que ça prend pour aimer un enfant : de l’amour.»

Mis en scène par Kevin Orr, Fucking Carl est un petit phénomène régional à Ottawa/Gatineau même s’il n’a été présenté qu’à quelques reprises au printemps 2014 dans le cadre du Fringe et une fois au printemps 2015. La pièce sera produite par le Théâtre du Trillium à l’été 2016. Il ne reste qu’à espérer que cette nouvelle mouture entraîne une tournée. C’est un spectacle nécessaire parce qu’il nous rappelle que le plus vulgaire dans l’histoire est peut-être celui qui ne reconnaît pas le pouvoir qui découle de sa bienveillante condescendance.

 

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Lors d’une lecture de la pièce au festival Feuilles vives en septembre 2014, le travestissement avait été abandonné.

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