Faut-il dé-mythifier Martin Luther King?

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Au sommet de la montagne. Texte : Katori Hall ; Traduction : Edith Kabuya ; mise en scène : Catherine Vidal ; interprètes : Didier Lucien, Sharon James ; Décor : Geneviève Lizotte; Costumes : Ange Blédja; Éclairages : Martin Labrecque; Musique : Francis Rossignol; Conception vidéo : Gaspard Philippe, Thomas Payette (minari); Accessoires : Carol-Anne Bourgon Sicard; Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt-Bélanger; Assistance à la mise en scène : Alexandra Sutto; Une production de Duceppe, présentée au Théâtre Duceppe du 23 février au 26 mars.

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On ne le dira jamais assez, le théâtre québécois est blanc, comme l’a bien montré « Notre théâtre blanc », le mémoire déposé en 2015 par Marilou Craft. C’est de moins en moins vrai, certes (pensons à des productions récentes comme King Dave ou Qui veut la peau d’Antigone?), mais les transformations du milieu se font sentir lentement et de manière ténue. Suite aux débats qui ont eu lieu à l’été 2018 autour de SLĀV et Kanata, le Théâtre Duceppe s’était engagé d’une manière plutôt claire à faire plus de place à la diversité sur ses planches, notament en ouvrant sa saison théâtrale (automne 2019) avec l’excellente pièce Héritage, composée d’une distribution presque entièrement noire (une première au Québec, faut-il le souligner).

Quand un théâtre, francophone de surcroît, fait place à une dramaturge afro-américaine et à une distribution entièrement noire, c’est un événement à Montréal. Il va donc sans dire que les attentes envers Au sommet de la montagne étaient grandes, et la pression, forte sur les épaules des interprètes Sharon James et Didier Lucien (ce dernier ayant confié dans un entretien qu’il s’agissait d’un des rôles les plus exigeants de sa carrière).

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La règle des trois unités

L’action se déroule à Memphis, le 3 avril 1968, tout juste après que Martin Luther King ait prononcé son discours I’ve Been to the Mountaintop. À la fois exalté et fatigué, le pasteur revient alors à l’hôtel, où il envoie un ami lui procurer des cigarettes. Tendu vers l’attente de ce personnage qui ne reviendra jamais, les spectateur.rices voient plutôt arriver Camae, une femme de chambre qui vient porter un café au célèbre client de l’établissement. Cette dernière s’avère finalement être un ange venu annoncer au pasteur sa mort imminente.

Lorsque Didier Lucien alterne avec brio du ton grave au ludique, on pourrait difficilement imaginer un comédien mieux à même d’incarner à la fois l’envergure et le côté tourmenté de Martin Luther King. Candide, joueuse et incisive, Sharon James, qui incarne un ange apparaissant au pasteur sous les traits d’une femme de chambre, parvient aussi à varier les tons, et ce, malgré le fait que sa partition manque souvent de nuances et de profondeur.

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L’unité de temps, d’action et de lieu laisse toute la place à l’échange entre Martin Luther King et l’étrangère pénétrant la chambre du Lorraine Motel. Leur relation est d’abord empreinte de méfiance et de séduction, puis s’articule autour de conversations plus politiques et truffées de références bibliques. Mais le texte, qui est long et dense, manque de ponctuation. L’une des failles du spectacle est ainsi son côté statique, autant sur le plan des déplacements des comédien.nes que de la scénographie (la mise en scène, par exemple, ne marque pas la révélation de la nature angélique du personnage de Sharon James). Ainsi, la proposition en vient, malheureusement, à manquer de rythme. Et si le déroulement de la pièce contient de nombreuses répétitions, la fin, pour sa part, semble précipitée.

L’Histoire en creux : quelle intention pragmatique?

On sait très peu de choses de cette dernière nuit, soulignait Didier Lucien en entrevue. Ce mystère ouvre un espace de liberté et de projection pour un.e créateur.rice, une vacance sur laquelle un.e dramaturge aurait pu projeter ses fantasmes, craintes et rêves. Mais Katori Hall ne saisit pas l’occasion et reste au ras-du-réel. Au-delà de la mise en scène, c’est en amont de la production québécoise qu’on trouve les principaux écueils de la pièce, soit sur le plan dramaturgique. Si l’adaptation française est très bien ficelée par Edith Kabuya, plusieurs dialogues manquent de finesse et ratent leur cible. Face à certains échanges comiques, on rit un peu, comme par politesse.

On comprend, en parcourant le programme de la pièce, que l’idée de Katori Hall était de montrer « les zones d’ombre » de Martin Luther King. Celles-ci se résument cependant à deux motifs principaux : le vice de fumer et le caractère volage de l’homme politique. Le détail humanisant est un outil puissant, or il ne s’inscrit pas ici dans un portrait global. Au-delà de l’anecdotique, ces zones d’ombres auraient pu être abordées sous l’angle politique, d’autant plus qu’Au sommet de la montagne fait l’économie, à quelques exceptions près, des prises de position de Martin Luther King, notamment en résumant sa lutte à « l’organisation de marches ». En dehors d’oppositions manichéennes entre l’œuvre du pasteur et celle de Malcolm X et du mouvement des Black Panthers, la pièce demeure dépolitisée, voire dés-historicisée.

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Si un mythe comme Martin Luther King a besoin d’être déconstruit, ce n’est probablement pas à travers ses chaussures qui sentent mauvais et des discours machistes, ses vanités et ses accès de colère. Non pas qu’il faille à tout prix éclipser l’homme pour en faire un personnage héroïque et sans failles. Mais MLK aurait tout de même mérité qu’on en fasse un portrait plus étoffé. On trouvera certainement des gens pour prêcher qu’au final, le théâtre n’a pas de compte à rendre à l’histoire, qu’il est purement un art du divertissement, mais même en suivant cette conception étroite de l’art dramaturgique, il est difficile d’affirmer que la pièce atteint son objectif. Malgré tous ces écueils, on ira voir Au sommet de la montagne pour assister à une performance d’acteur.rices remarquable, et pour méditer sur l’important travail inachevé de Martin Luther King.

Crédits photos : Danny Taillon

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