En manque désespéré de contact et de plaisir

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01.04.2020

Petites annonces, Nicholas Giguere, Hamac, 2020, 192 p.

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Depuis quelques années, on voit de plus en plus la réalité des sites et applications de rencontre être représentée dans la littérature québécoise, particulièrement lorsqu’il y est question d’homosexualité. Je pense par exemple à Dans la cage (2013) de Mathieu Leroux, Satyriasis (mes années romantiques) (2015) de Guillaume Lambert, Queues (2017) de Nicholas Giguère, Querelle de Roberval (2018) de Kevin Lambert, ou Good boy (2018) d’Antoine Charbonneau-Demers, dans lesquels on réfère allègrement à Grindr, Scruff, Gay411 ou encore Manhunt. Cela dit, dans ces cas précis, on se contente de les mentionner au passage, de manière anecdotique, sans pour autant en faire un dispositif d’écriture à part entière. Les seuls ouvrages à s’y être intéressés de cette façon sont : Morgues (2014) d’Éric-Guy Paquin, Géolocaliser l’amour (2016) de Simon Boulerice, et le tout nouveau Petites annonces (2020) de Nicholas Giguère, trois recueils de poésie qui se prêtent bien à la forme fragmentée de ce genre d’interactions. Il est d’ailleurs intéressant de noter une filiation entre ces trois ouvrages : Boulerice cite Paquin en exergue de son « roman par poèmes », alors que Giguère fait de même avec Géolocaliser l’amour.

Là où Petites annonces se démarque de ses prédécesseurs est notamment par le fait que l’auteur ne prend pas part à la diégèse – comme c’était le cas dans ses précédents recueils Queues et Quelqu’un, par ailleurs. Contrairement à Paquin ou à Boulerice, qui se servent de leur expérience personnelle des sites et applications de rencontre pour se faire observateurs et critiques, Giguère s’approprie et remanie les entrées de profil d’autrui en les poétisant, mais sans jamais les commenter ou les juger directement (processus qu’il explique d’ailleurs dans son « Avertissement », publié en ligne plutôt qu’avec le texte qu’il accompagne). C’est plutôt dans leur composition et leur agencement particulier qu’on retrouve l’intervention subjective de l’auteur, laquelle nous laisse l’impression d’un certain mépris à l’égard de ce type de mises en scène de soi superficielles (et souvent discriminatoires). On pourrait critiquer la redondance qu’on ressent parfois face à cette accumulation si elle n’apportait pas au final un surcroit de sens : en adoptant ce style frénétique et répétitif, Giguère reproduit de manière convaincante le flux incessant qui caractérise nos interactions virtuelles interchangeables et jetables. En établissant des ponts et des regroupements implicites, il nous permet de déceler plus facilement la récurrence de certains modèles et formules, comme un langage d’initiés qu’il s’applique à désacraliser en le sortant de son contexte, ce qui en déplace finalement la fonction et le sens.

Si l’esprit général de Petites annonces est d’abord humoristique (particulièrement par les paradoxes et les changements de ton qui le composent), c’est que le recueil expose avant tout l’absurdité derrière ce type d’interactions virtuelles et de mises en scène objectifiantes de soi, du genre « je suis ton jouet / ton esclave ». Ou du moins, l’auteur expose-t-il la façon maladroite et expéditive dont on y utilise le langage pour donner une forme figée aux élans abstraits de nos désirs. Giguère se fait ethnologue de son temps en partageant dans l’espace public des fantasmes, des pratiques et des rôles sexuels rarement – sinon jamais – évoquées de manière aussi crue en littérature, leur conférant par le fait même une reconnaissance des plus souhaitables. Si le recueil témoigne aussi bien sûr d’une certaine détresse, d’un sentiment de vacuité, voire de cette « épidémie de solitude gaie » (Hobbes, 2017) qui marque notre époque, peut‑être faut-il surtout y voir une volonté de transposer les « désirs souvent inassouvis, parfois hors-normes » des utilisateurs, c’est-à-dire leur réjouissante volonté d’échapper aux cadres normatifs, même si, pour ce faire, ils courent le risque inconscient de tomber dans la ridicule démesure et l’excès. En témoigne le recours répété à des formules comme « je rêve de », « je cherche », « je suis prêt à », « j’aimerais essayer », « je voudrais bien expérimenter », « j’aimerais qu’on me montre à », « je veux vivre l’expérience de », « j’aimerais connaître la sensation de », « ouvert à découvrir », etc., qui traduisent un désir queer d’exploration, de découverte et d’émancipation sans tabou à travers des « trips anonymes » hors des limites du « sexe vanille ».

On remarque par ailleurs, tout au long de ce catalogage, à quel point « c’est la jouissance et le plaisir qui comptent » : « je cherche à avoir du plaisir », « ici pour avoir du plaisir », « cherche du fun », « je veux rien de plus que du plaisir », etc. Sous le couvert de l’anonymat – ce qui est appuyé par le fait que l’auteur a volontairement choisi d’évacuer toutes photographies qui accompagneraient normalement ce genre de textes –, cette « affirmation de non-identité », pour le dire avec Foucault, permet aux usagers de « rouvrir des virtualités relationnelles et affectives » et d’explorer de nouveaux modes d’existence en échappant au poids de l’ordre social qui produit habituellement leur sentiment de honte dès qu’ils s’écartent de la norme. C’est aussi ce qu’observe le sociologue David Le Breton lorsqu’il suggère que la cybersexualité autorise tous les fantasmes et toutes les libérations : « Dissimulé sous une identité provisoire et réversible, l’internaute n’a plus à craindre de ne plus oser se regarder en face après une action [ou une parole] quelconque. La disparition du visage et du corps suspend toute responsabilité en liquidant les contraintes d’identité, et toute possibilité d’être assigné à soi » (2006), ce qui peut s’avérer aussi libérateur qu’oppressif. Il est d’ailleurs intéressant que Petites annonces nous confine au virtuel, sans jamais nous présenter la « rencontre » réelle (et incarnée) qui devrait pourtant être l’objectif recherché sur ce type d’applications ; on s’en tient alors à des portraits évanescents. Comme l’a montré Kane Race dans ses recherches (2015), pour plusieurs, le plaisir se concentre uniquement dans ce type d’échanges virtuels, lesquels deviennent une pratique érotique en soi, la finalité même de leur jouissance.

On ne peut non plus faire abstraction du fait que ce recueil est paru dans un contexte bien particulier, soit tout juste avant l’éclatement de la pandémie qui a obligé la population mondiale au confinement et à la distanciation sociale, c’est-à-dire à nous tourner presque exclusivement vers le virtuel pour communiquer et interagir socialement. Étrangement, cela semble aussi avoir enflammé les passions : les sites pornographiques et les applications comme Grindr ont élargi leur offre de services gratuits, la vente en ligne d’objets sexuels a augmenté de façon notable, les gens se mettent plus que jamais en scène de la manière la plus convoitable et désirable possible sur les réseaux sociaux (voire sur OnlyFans, de manière à contrebalancer leur perte de revenus), et ce, en partageant au passage leur espoir fantasmatique d’orgie post‑pandémie, celle-là même qui les délivrera de leur intolérable solitude. Ce contexte particulier, où le manque de contacts réels est criant, trouve un écho particulier au « désir de toucher d’autres hommes […]. D’être touchés. Aimés, peut-être » qui traverse tout le recueil de Nicholas Giguère. Comme si tout ce qu’il nous restait pour créer un peu de poésie à l’intérieur du carcan de notre solitude et de notre isolement (personnel ou collectif), c’était nos fantasmes et notre imagination, aussi maladroits (et offensants) puissions-nous être quant aux méthodes que nous employons pour les exprimer. Et c’est là tout l’intérêt derrière Petites annonces : faire de ces « textes-scénarios discriminatoires as fuck / […] de la littérature / enfin / si on veut ».

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