Émilie à travers les âges

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01.10.2019

Émilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone. Texte : Michel Garneau (Éditions Somme toute). Mise en lecture : Christian Vézina. Interprétation : Maude Guérin et Sylvie Ferlatte. Présenté dans le cadre du FIL 2019 au Théâtre de Quat’Sous avec l’accord des éditions Somme Toute le 29 septembre 2019.

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Dimanche le 19 septembre était présentée au théâtre de Quat’Sous dans le cadre du Festival international de littérature une lecture d’Émilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone. D’abord créée en 1981, cette œuvre dramatique – que l’on pourrait également considérer comme un dialogue poétique – est inspirée par l’univers de la poétesse Emily Dickinson, dont le pouvoir de fascination continue à se faire sentir chez les écrivains d’ici. On peut notamment penser aux Villes de papier (2018) de Dominique Fortier, livre qui se présentait comme une exploration de la vie intérieure de la mythique écrivaine, et des espaces qu’elle habitait. Émilie est un des textes majeurs de Michel Garneau, qui nous ouvre une fenêtre sur ses influences comme sur ses réflexions concernant des thèmes aussi existentiels que la vie et la mort, l’art et l’identité.

Les deux interprètes du texte, Maude Guérin et Sylvie Ferlatte, se sont livrées à un défi de taille, puisqu’elles devaient pendant un peu plus d’une heure mettre en valeur la poésie de Michel Garneau avec le seul concours de leur voix, sans micro et avec l’appui d’une scénographie réduite au minimum. Seul le recours au chant d’un bruant en ouverture du spectacle permettait d’évoquer l’univers d’Emily Dickinson, que l’on associe bien souvent à l’espace du jardin. Ce dépouillement était inhérent au choix de présenter non pas une mise en scène en tant que telle, mais une mise en lecture du texte de Garneau devant laisser toute la place aux mots et à leurs sonorités, aux rythmes des phrases et aux intonations du discours. Les nombreuses références à la musique dans Émilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone laissent entendre que Garneau a réfléchi à sa pratique poétique par le prisme de cet autre art, qui a la particularité de ne rien dire d’autre que lui-même. L’exercice plutôt rare de la lecture devant public paraît tout à fait pertinente dans le cadre du FIL, qui a pour principes l’expérience commune de la littérature et la célébration des textes qui la constituent.

Hommage à la poésie

Au-delà de l’influence que continue d’exercer l’œuvre de Dickinson sur les écrivains québécois, et en plus du fait que l’on prépare actuellement une réédition des œuvres de Michel Garneau aux Éditions Somme toute, quels seraient les échos existant entre Émilie et le contexte d’aujourd’hui ? Emily Dickinson n’a presque rien publié de sa vie, malgré une œuvre pourtant prolifique et profondément originale. Ainsi, Christian Vézina, à qui l’on doit la mise en lecture du texte, a suggéré en introduisant le spectacle que la discrétion et l’anonymat qui ont accompagné l’activité créatrice de la poétesse contrastent avec le bruit médiatique qui paraît propre au contexte actuel et ramènent à un élément essentiel de l’art, pratiqué dans la solitude et presque comme une nécessité vitale. « Je hurle discrètement puisque mon cri ne sauve personne », répète le personnage d’Émilie dans la pièce, ses propos évoquant par moments un ensemble de questionnements autour du pouvoir des mots qui a dû préoccuper Garneau dans sa propre pratique. Connue pour sa marginalité et son habitude de se confiner à l’espace restreint de sa chambre ou de son jardin, Emily Dickinson a bâti une œuvre où se font face le cri et le silence, l’intime et l’universel.

Michel Garneau a imaginé dans sa pièce un dialogue entre Emily Dickinson et une grande sœur imaginaire, nommée Uranie comme la Muse grecque et permettant notamment d’introduire le discours sur la musique que contient l’œuvre. Émilie ne sera plus jamais cueillie par l’anémone n’est pas une œuvre biographique sur Dickinson, mais plutôt une « infusion de sa poésie » par laquelle Garneau rend hommage à une écrivaine qu’il aime et qu’il a lue abondamment – il se disait lui-même être le « veuf » de la poétesse américaine. La pièce fait communiquer leurs deux univers poétiques sans rendre explicite le partage entre les deux, même s’il est possible d’identifier ici et là des motifs chers au cœur de Garneau comme celui des « petits chevals amoureux ». Le dialogue d’outre-tombe entre l’écrivain vivant et la poétesse du passé, et la façon qu’a Garneau d’à la fois s’effacer derrière la voix et le monde de Dickinson et de faire signe de présence par de discrètes allusions sont ce qui rend l’œuvre particulièrement touchante. La pièce célèbre un amour commun pour le langage et toutes ses illuminations ainsi que le simple « privilège étourdissant d’être vivant ».

Il semble que les interprètes ont relevé avec brio le défi qui leur était proposé, si l’on se fie aux applaudissements chaleureux et prolongés d’une salle d’ailleurs presque comble. Des accompagnements visuels ou sonores auraient pu augmenter le plaisir de l’expérience et nous entraîner vers des espaces imaginaires plus tangibles. Leur absence permettait toutefois d’accorder toute son attention au texte et aux voix qui l’ont porté avec assurance et sensibilité, ce qui était bien le but premier de l’exercice.

 

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