Écrire une histoire (pas encore) vraie

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14.04.2020

Sophie Létourneau, Chasse à l’homme, La Peuplade, 2020.

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Sophie Létourneau (Polaroïds, Chansons française), a écrit son plus récent livre comme on fait un « coup monté ». Récit d’une quête amoureuse, Chasse à l’homme joue avec les codes de genre. Il construit fragment par fragment un parcours dans lequel on croise la figure phare de Sophie Calle, une cartomancienne, Tokyo, une paire de bottes et une multitude de signes à relier comme les points d’une constellation. 

« L’autofiction n’est pas un cocktail »

On pourrait dire que Chasse à l’homme est un livre qui met toutes ses cartes sur tables. Il élabore petit à petit – et à l’aide des propos de tout un ensemble d’écrivains participant à cette élaboration – un discours sur sa propre forme et sur ses ressorts, d’abord en revendiquant une certaine conception de l’autofiction et des rapports entre la vie et l’écriture. Le texte s’ouvre sur cette remarque : « On présente souvent l’autofiction comme un mélange de vérité et de mensonge. C’est faux. […] La représentation de la réalité et de la fiction importe moins que la performance par laquelle l’écrivain.e se met en danger. Le geste par lequel il ou elle engage son corps, ses proches, sa vie (sa mort) ».

L’autofiction est une posture, un pari et un engagement qui font de l’écriture l’acte de création absolu, celui par lequel on trace sa propre existence. Il s’agit d’imaginer des histoires et de faire comme si c’était vrai, puis d’écrire pour que ça devienne vrai : « L’autofiction dit : ce qui se passe dans le livre ne restera pas dans le livre. Ce que vous lisez sera bientôt inoculé dans la réalité ». Ce n’est pas seulement l’amour, que l’autrice-narratrice traque, mais aussi les points de jonction entre la vie et l’écriture, qui font qu’on ne sait plus laquelle copie l’autre.

Dire que le livre montre ses cartes, c’est aussi dire que l’écriture est ici placée sous le signe du jeu. Les pistes données déroutent le lecteur quant aux ressorts véritables de cette alchimie spéciale entre les livres et la vie. La narratrice, dans la quête de l’homme de sa vie qui se poursuivra sur trois continents, suit deux voies qui parfois se rejoignent, parfois s’écartent. D’abord, ses propres projections, cette histoire qu’elle prend le parti d’écrire pour qu’elle arrive, puis les indications d’une voyante qui, de rencontre en rencontre, donne des signes, des pistes, et peu de réponses, mais qui finit toujours par avoir raison. En un sens, si « la littérature l’emporte toujours sur la réalité », c’est parce qu’une partie de la vie lui échappe, et qu’elle accepte d’être aveugle par moments, de jouer le jeu de l’imprévisible. D’ailleurs, quand on veut être l’inventeur de sa propre vie, il y a un prix à payer. La narratrice le dira une fois sa quête apparemment achevée : « C’est parce que je l’avais provoqué que je doutais de l’authenticité de notre amour ».

Fragments d’une enquête amoureuse

En tant que quête inséparable de la vie, l’écriture est d’abord une réécriture. L’autrice-narratrice affiche constamment comment son propre livre est le résultat d’une suite de versions, comment il a été abandonné et repris au fil de ses différents moments de jonction avec la vie, repensé avec chaque « irruption du réel ». Elle raconte « une histoire qui n’en finirait pas d’arriver », dont la fin et le début sont nécessairement mouvants, insaisissables. Sophie Létourneau revient sur ses livres précédents, que Chasse à l’homme semble à la fois contenir et réécrire. La forme du fragment permet d’accentuer ces effets de reprise et de répétition. Ici aussi, le livre contient un discours autoréflexif. L’autrice conçoit son livre comme « un casse-tête à mille morceaux, une enfilade de moments brillants ». Les fragments sont courts, ciselés, et se suivent sans friction. Le style de Sophie Létourneau allie un sens de l’économie à une capacité de séduire, de créer un fort effet esthétique.

Malgré quelques passages plus aphoristiques, ces petits « morceaux » construisent d’abord un récit, mais un récit où il y a des blancs, de l’espace où peuvent germer d’autres histoires. Sophie Létourneau suggère par ailleurs un parallèle intéressant entre la forme de son livre et la petite annonce, qu’elle hisse au rang de genre littéraire : « La petite annonce est un genre littéraire peu étudié. Si j’avais à le décrire, je dirais qu’il s’agit d’une histoire qui aspire à se poursuivre. Plus que l’amorce d’une intrigue : un appel à l’univers, une demande narrative, un récit qui rêve à sa fin ». C’est ce partis pris pour l’éventuel et le désir, ce geste vers l’autre qui est mis de l’avant dans Chasse à l’homme, qui fait penser pour cette raison aux inconnus du Navire Night de Marguerite Duras se donnant des rendez-vous sans suite, la nuit, en utilisant les lignes téléphoniques non attribuées de Paris.

Les références à l’univers du récit policier ou d’espionnage, présentes dès le titre, sont nombreuses : des indices, des alibis, un nom caché dans les initiales du Waldorf Astoria vu en rêve, des fausses pistes et des écrivains à « semer », des fuites, des filatures. Elles ouvrent le récit de la quête amoureuse à d’autres codes, dans une réflexion sur le sort habituellement réservé par le milieu littéraire aux « romans d’amour », associés aux femmes et à la futilité. La narratrice prend aussi à rebours les normes de la séduction, qui dictent les rôles dans les rencontres entre les hommes et les femmes : « Il y avait un problème. Dans cette histoire, je m’identifiais au garçon. Comme les hommes, je voulais que ce soit mon désir qui l’emporte. Je ne voulais pas être la fille, je ne voulais pas t’attendre : je voulais te gagner. » En plus de questionner ces a priori à propos du genre (littéraire et identitaire), Chasse à l’homme cherche à montrer « l’intelligence derrière le désir d’être aimée », et y parvient sans aucun doute, puisque c’est bien la primauté du désir qu’il s’agit de célébrer, dans la vie comme en littérature.

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