D’une sentence l’autre

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14.04.2015

Dominique Scali, À la recherche de New Babylon, Chicoutimi, La Peuplade, 2015.

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Le terme apparaît à la toute fin : «roman d’aventures», tout simplement. À la recherche de New Babylon est un roman d’aventures, au sens noble du terme. Or qui dit aventure, dit mort; n’est-ce pas Vladimir Jankélévitch qui dit qu’«une aventure, quelle qu’elle soit, même une petite aventure pour rire, n’est aventureuse que dans la mesure où elle renferme une dose de mort possible /01 /01
L’aventure, l’ennui, le sérieux, 1963.
»? 

C’est une aventure intense que propose Dominique Scali, et la mort y est omniprésente, ce qui peut expliquer la construction fragmentaire, tabulaire du roman : entre les chapitres des livres, les personnages mènent une vie indicible, une vie de l’Ouest désert, dont il n’émergent que pour vivre les événements significatifs de leur destin, qui ne tiennent parfois à rien, mais que l’auteure élève au-dessus d’un vide auquel elle abandonne de nouveau ses personnages le chapitre terminé. Le vrai-faux Révérend Aaron, le pyromane-boxeur révolté Charles Teasdale, le femme qui ne peut aimer Pearl Guthrie et le fondateur mythomane de New Babylon, Russian Bill, envisagent leur mort comme la fin d’un chapitre, et la narration du roman leur donne raison tant elle revient, encore et encore, sur ces segments de vies qui se croisent et se détruisent en s’accomplissant. La mort est omniprésente dans ce roman qui bâtit des destins hors du silence. 

Les chapitres alternent avec la liste des potentielles dernières phrases de Charles Teasdale, celles qu’il aurait prononcées la corde au cou. Finalement Teasdale se suicide, sans témoin. Les phrases, notées afin d’échapper à l’oubli, restent et, inconsciemment, perdurent au-delà de sa mort. 

À la recherche de New Babylon bâtit des destinées comme Charles Teasdale tente de couronner la sienne, par sentences, concises et sans appel. Au-delà du style serré de la narration, c’est le roman tout entier qui se forme par touches décisives. Tout y est posé comme une petite chose précieuse dont la signification dépasse largement la chose elle-même. Chaque auberge, chaque maison close, chaque cheval, chaque pionnier, chaque bandit devient l’élément d’un jeu de western, le support d’une relation élémentaire, érotique, violente, religieuse, littéraire, qui à la lumière du style de Dominique Scali s’empourpre d’une lueur immense et inquiète. 

En d’autres mots, chaque sentence est une pièce du jeu, et chaque pièce est une sentence : le roman s’énonce en paroles et pensées, mais également en stéréotypes — sans connotation péjorative – du genre. La réussite du roman est d’avoir su vider ce monde des petitesses anecdotiques pour laisser place aux puissances de l’Ouest; précisément, ce que le personnage de Russian Bill veut établir en fondant New Babylon, la ville plus folle et la plus violente de l’Ouest. 

Ce roman propose quelque chose d’exaltant, d’amoral presque, qui construit la vie hors de soi, selon les fureurs de l’imaginaire. Le Far-West qui est mis en scène n’a rien d’historique, il s’agit plutôt d’un autre monde dans lequel les problématiques s’aplanissent et se condensent. 

Il me semble que À la recherche de New Babylon donne l’exemple d’un roman qui se libère de nos inquiétudes immédiates pour les transposer dans une réalité plus intense. J’aime penser qu’il n’y a pas de psychologie réaliste, mais uniquement des transpositions esthétiques des problèmes humains, réussies ou non. 

Une autre chose qui me plaît : ce roman n’est pas le roman d’un individu mais celui d’un monde. Le fond de l’intrigue est moins le conflit d’un personnage contre le monde que l’existence de ce monde lui-même. Les destinées se croisent et chacune participe à celle de l’autre. Tous et tout s’élèvent par instant au-dessus du vide. Qu’est ce monde entre les lignes, entre les chapitres ? Qui sont les personnages que l’on y suit ? On ne le sait absolument pas, on ne peut que constater leur existence fragmentaire. 

On répondra que ceci est vrai de tout roman, que le personnage n’existe qu’en tant que le texte le fait exister. C’est vrai, mais il y a des personnages que l’on connaît mieux que d’autres, le réalisme psychologique nous rassure, identifie le personnage à notre monde et postule la cohérence et le prolongement de son caractère. Teasdale, Aaron, Guthrie, Russian Bill possèdent certes une cohérence de caractère, mais qui sont-ils, comment aiment-ils, qu’aiment-ils ? On le devine à peine. Hors des auberges, des ranchs et des maisons closes, là où il n’y a rien, ils ne sont presque plus rien, seulement des rêves, d’amour, de violence et de gloire. Ils ne sont rien d’autre que leur monde. 

Que le personnage soit plus que l’homme, mais son monde, qu’il soit le roman, voilà le principe que réaffirme À la recherche de New Babylon

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L’aventure, l’ennui, le sérieux, 1963.

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