Du Terroir labouré au blackout américain : une poésie visuelle québécoise

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21.02.2018

Meb, Aria de laine, Moult éditions, Montréal, 2017, 154 pages.

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Le M.E.B de la couverture ne tient ni pour l’acronyme Muscles Eyes Brain ni pour microspcopie électronique à balayage. Meb est le nom de plume de l’artiste multidisciplinaire Marie-Ève Bouchard, qui vient de publier son premier recueil de poésie chez Moult Éditions, un ouvrage de littérature déviante, à la fois dramatique et jouissif. Il s’agit pourtant bien d’anomalie, voire de dystrophie, et d’images à haute résolution produites à partir d’une vision minutieuse. Ici cependant, tout cela s’applique au domaine de la littérature plutôt qu’à ceux de la médecine ou de la technique scientifique.

Du pays tout mêlé

«        la mère       émit       huit mille        chansons      de loin       du pays     tout mêlé      » : maraudant le Maria Chapdelaine de Louis Hémon (Fides, 1953), Meb le ratisse tout en caviardant à gros traits rouges la majorité du texte avant d’entailler des carrés à même les pages. Elle n’a laissé indemne que quelques lambeaux de lignes ou quelques mots choisis qui, éparpillés dans l’espace bariolé, donnent à lire de délicats poèmes, des fleurs brèves entre les pavés, bijoux de sens parmi la raclure des lettres. Le tout, non paginé, est ponctué de retailles. Plus que graffiti ou simple sabotage, le geste de Meb permet une relecture de cette littérature dite du « terroir », longtemps imposée dans le cursus scolaire, et la nostalgie romantique qu’elle suppute. Nous ne sommes plus, comme au siècle passé, en train de se faire définir par d’autres tout en rêvant notre modernité à l’ombre d’une histoire d’amour. Aria de laine est un acte de détournement entier, un geste radical relevant de l’avant-garde artistique et que seule une maison d’édition indépendante et audacieuse pouvait publier.  «    c’était un pays              autour             des silences          assis à l’abri du            vrai       »   

Cet objet littéraire hors du commun est-il un aria ? La « laine » du titre, est-elle ce long fil rouge qui souligne le texte tout en le masquant ? Pour l’auteure pure laine qu’est Meb, le terroir est à la fois territoire et littérature, qui renvoie à la notion de récit générique mais désigne aussi un espace. Au-delà de la bifurcation des lieux habités, du Lac d’où elle vient jusqu’aux diverses régions où elle a vécu, c’est le terreau des mots biffés qui constitue l’aria d’où elle tire sa poésie. Selon les diverses définitions, un aria est un empêtrement ou un tracas, mais ce peut aussi être une rengaine, un air pour soliste.

Dans l’Aria de Meb, une voix singulière s’élève de l’embrouillamini de l’écrit et le patrimoine littéraire est renversé sans être tout-à-fait enseveli. De ce terroir enfin labouré, l’artiste a conservé le vocabulaire et le graphisme rétro à souhait de la couverture originale du livre.

De la poésie visuelle

Avec Meb, les étiquettes sont incertaines : cette musicienne fabrique des vers et compose en déconstruisant : un roman devient poésie, les pages deviennent tableaux. En jouant avec l’espace visuel comme surface, en considérant le texte comme une matière, en adoptant une approche conceptuelle du support, la blogueuse n’écrit pas de chanson, elle se positionne en tant que plasticienne. Elle participe à une contre-histoire de la poésie dont Dick Higgins (Guide to an Unknown Literature, 1987) tire l’origine jusque dans les fresques antiques et les manuscrits du moyen-âge et à laquelle sont plus aisément associés Mallarmé ou Lewis Carol.

Cette contre-histoire des poésies expérimentales est souvent réduite à celle de dada, mais se poursuit au-delà de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle avec les mouvements de poésie concrète et de poésie visuelle, qui se manifestent de par le monde principalement à travers des revues et par l’art postal. Hasard, piochage de mots, détournement, cut up, déroutage signalétique, collage, mode d’emploi poétique, musique graphique, poésie sonore, etc : autant de techniques que les artistes ont utilisées, à l’exemple de l’Internationale situationnisme, de la Beat Generation ou de John Cage. En 1982, ce dernier proposait Les Chants de Maldoror pulvérisés par l’Assistance même, pour lesquels le public devait lire à haute voix les mots non rayés sur leur page.

Rature du patrimoine ou caviardage de l’histoire?

Rayer les pages d’un livre n’est donc pas un acte inédit. Néanmoins, ce procédé détonne particulièrement lorsqu’il est employé pour triturer un monument littéraire. En terme d’iconoclasme, le Québec a toutefois déjà connu plus radical. Étienne Tremblay-Tardif, lors d’une résidence chez ARPRIM en 2012, remettait en question le discours historiographique et l’autorité de l’objet imprimé  en trouant à coup de perceuse des livres d’histoire et des portraits d’hommes politiques. Dans ce cas de figure, comme dans l’Aria de Meb, l’objet utilisé comme support fait sens, en usant des choses, l’artiste en dévie l’utilisation première et produit une valeur ajoutée.

Ceci explique pourquoi l’Aria de laine de Meb n’est pas de la Blackout Poetry, malgré le fait qu’elle y soit affiliée et que la poète elle-même s’y identifie. Blackout poetry est le mot trouvé par Austin Kleon (News Paper Blackout, 2010) pour nommer ses poèmes réalisés à partir de 2005 sur des pages du Daily Texan. Celui qui est l’auteur du livre « d’auto-assistance » au titre évocateur Steal as an artist (2012) prétend être l’inventeur de cette poésie. Le terme Blackout poetry sied parfaitement à son travail : hormis les mots choisis, Kleon noircit la plupart du temps l’ensemble d’une section avant de la numériser, la recadrer et l’insérer sur son blogue. Il caviarde en quelque sorte le support, un mot bien choisi qui signifie « couvrir d’un enduit noir  ou « censurer ».  Qui plus est, c’est l’histoire de la poésie que Kleon met en blackout.

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Il faut visiter le blogue de Lucien Suel, artiste neo-dada, traducteur de Kerouac et Bukowski, frayant depuis longtemps dans les réseaux d’art postal, pour comprendre que la poésie visuelle est affaire de liberté. Le parcours de quelques-uns des sept cent dix-huit Poèmes express (2007) démontre que le texte raturé est un délicieux objet issu de la banalité quotidienne. Il appartient à tous, tout en étant le lieu d’une signature esthétique où pointe la singularité, «    essentielle        comme            le       vin            comme        le         deuil         »

Si l’ouvrage de Meb s’apparente à la blackout poetry, il en diffère néanmoins. Il ne s’agit pas de purger, de jeter dans l’ombre pour mettre la lumière sur soi. Roland Barthes ne disait-il pas que la littérature est composée de ratures ? Cette dernière a la particularité de souligner en son centre ce qui est manqué ou ce qui manque et, en ce sens, Aria de laine porte aussi sa part de nostalgie.  Mutiler un livre est un acte politique qui peut prendre des formes inédites et espérées. Comme le Maria Chapdelaine qu’elle corrompt, Aria de laine est un flambeau québécois qui, plutôt que d’évoquer un trou noir, rend hommage au carré rouge.

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