Devenez qui vous êtes

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C’est comme ça que je t’aime, François Létourneau et Jean-François Rivard, Productions Casablanca, 2020, 10 épisodes (43 minutes).

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Québec vivait alors dans une époque de sang : époque à jamais mémorable dans les annales du crime, à jamais ineffaçable sur les murs des prisons ; époque de dégradation, où on avait chaque jour à enregistrer un nouveau meurtre, à punir un nouveau crime !

— Eugène Laliberté, La fille du brigand (1844)

À la poursuite du bonheur

Lancée intégralement sur la plateforme ICI TOU.TV le 6 mars dernier, quelques jours avant le début du confinement national, la série C’est comme ça que je t’aime est une œuvre doublement synthétique. D’une part, en amenant à un niveau supérieur l’audace par laquelle ils creusent leurs obsessions de créateurs pour en faire un monde, cette nouvelle série incarne le sommet du tandem Létourneau-Rivard, à qui l’on doit déjà les trois saisons des Invincibles (2005, 2007 et 2009), « série du siècle » selon Marc Cassivi en 2009, ainsi que les deux saisons de Série noire (2014-2016), autre succès critique et populaire qui n’a guère besoin de présentation. Œuvre synthétique, d’autre part, car, sur la table scénaristique, on trouve la fortuite rencontre d’un lot de thématiques – l’ordinaire, la famille, les petites communautés, la désillusion, le refus de quitter l’enfance, la recherche de l’amour fou – qui, des téléromans radio-canadiens jusqu’aux productions Netflix, sont au cœur de notre imaginaire cinématographique et télévisuel. Dans cette série historique sur le Québec des années 1970, c’est d’abord l’histoire de nos médias qui palpite.

Or, et l’on ne s’attendait à rien de moins de Létourneau et de Rivard, cette synthèse des différents éléments d’un répertoire national ne prend tout son sens qu’au contact d’un autre imaginaire : celui du cinéma, américain d’abord, mais, au-delà de la dimension strictement référentielle de la démarche, du Cinéma – avec la majuscule – comme prisme pour penser l’ensemble complexe et mouvant des relations humaines. De là, émerge une question, qui revient aussi constamment dans Les invincibles et Série noire : comment être heureux ? Plus précisément : comment être heureux à deux ?

Suivant l’orientation dessinée par un chantier d’expérimentation qui a commencé il y a une quinzaine d’années, C’est comme ça que je t’aime montre que le bonheur, en essence, n’est jamais qu’un certain type de relation à soi et aux autres. Réflexive et ludique, cette série propose d’enquêter sur les conditions morales du bonheur ainsi que sur les moyens esthétiques qui permettent de lui donner forme.

« Figés dans le temps » : chronique d’un été (meurtrier)

La situation de départ est conjugale : C’est comme ça que je t’aime est une – autre – œuvre sur le couple, monde qui inspire depuis toujours la créativité scénaristique de Létourneau. Avec le décalage historique d’un récit qui se déroule dans les années 1970, la série présente et décortique toutes les instances, plus ou moins fictives, qui permettent au couple d’exister en lui offrant une légitimité sociale.

Les enfants, bien sûr, sont la première de ces instances, aux côtés de la religion, du voisinage, du commerce, de la vie communautaire en général. Inspirée d’une anecdote autobiographique impliquant son propre fils, Létourneau a eu l’idée suivante : il suffit de retirer la force unificatrice que représentent les enfants dans un couple et dans une communauté, pour voir ensuite advenir la transformation progressive de toutes les autres structures qui les composent. Après quelques scènes lors du premier épisode, où ils se font conduire par leurs parents jusqu’au camp de vacances qui va les héberger pour les prochaines semaines, les enfants vont donc disparaître de la série.

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« Est-ce que vous allez être pareils quand on va revenir ? Est-ce qu’un être humain peut changer vraiment beaucoup en trois semaines ? », demande François (Bastien Roy) à ses parents lors du trajet qui les mènera jusqu’au camp de vacances. Serge (Patrice Robitaille) tentera d’esquiver la question, en soulignant que ce sont plutôt eux, les enfants, qui risquent de se transformer loin de la cellule familiale, dans les bois ouverts à l’aventure. Les adultes, de toute façon, sont trop vieux pour changer. « C’est comme si vous étiez figés dans le temps », conclut le fils. Ponctuée d’une pluie battante et d’une musique orchestrale emphatique, multipliant les gros plans filmés en contre-plongée et au ralenti, la mise en scène de la série donnera raison à François : il y a comme un poids existentiel, celui des structures, qui pèse sur les adultes et les empêche d’agir. La vérité, c’est connu, sort de la bouche des enfants.

En dix épisodes, C’est comme ça que je t’aime sera donc la chronique de ce qui aurait pu être un temps creux et morne pour deux couples qui ne vivaient que par leurs enfants – sans vraiment les aimer, par ailleurs. Le conditionnel est important, puisque le spleen provoqué par l’hiatus sera de courte durée. En vacances, il y a de tout pour s’amuser : des criminels à abattre, des riches à voler, une banlieue à conquérir et une organisation criminelle à consolider.

« Comme une impression d’infini » : soi-même comme autre

Ne pas devenir un enfant raté en perdant le sens du jeu, voilà le vrai défi que lance la série : au-delà des cavales à la Bonnie and Clyde, des cartels kafkaïens, des trains de vie dignes des gangsters de Scorsese, des règlements de comptes dans les lieux les plus improbables de Sainte-Foy, C’est comme ça que je t’aime est, d’abord et avant tout, une réflexion tragicomique sur la dimension ludique de l’existence. Dans les mondes fictionnels de Létourneau-Rivard, nous ne pouvons que jouer des rôles : il suffit d’avoir l’audace de choisir le bon. De même, il ne s’agit pas d’une série criminelle, voire d’une série sur le crime, mais, plus profondément, d’une série sur tous les processus – violence, sexe, drogue, pouvoir – qui déclenchent une transformation habituellement exclue de l’univers des adultes. Par le jeu – jouer à être une mercenaire romantique comme Huguette (Marilyn Castonguay), jouer à être une prostituée féministe et excentrique comme Micheline (Karine Gonthier-Hyndman), jouer à être un mafieux hédoniste comme Serge, jouer à être un politicien corrompu qui ne veut au fond qu’une petite place au soleil comme Gaétan (François Létourneau) –, il est possible d’enfin devenir soi-même. Ce qui compte, ce n’est pas le type de jeu (l’univers des gangsters de province pour C’est comme ça que je t’aime, l’univers du film policier pour Série noire, l’univers des superhéros pour Les invincibles), mais l’intensité avec laquelle on s’y abandonne.

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« Je trouve ça beau, l’horizon. C’est comme une impression… d’infini », dira Huguette dans l’une des premières scènes après le départ des enfants. Gaétan et elle se sont arrêtés sur les bords du fleuve, entre Saint-Jean-Port-Joli et Québec, pour contempler le zéphyr sculpter l’onde. La vacuité d’une vie sans enfant dialogue avec les promesses d’un quotidien où tout est possible. Après la pluie diluvienne du trajet en voiture, voilà que l’eau, tel un miroir, renvoie à Huguette sa propre condition : l’impression d’infini est en elle. Se découvrant presque par hasard un talent pour le crime et les armes à feu, ne souhaitant que répondre à cette fureur de vivre accentuée par l’absence de son fils, Huguette occupera alors ses vacances à remodeler son existence, ainsi que celle, au passage, de tous les habitants de Sainte-Foy.

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Cette impression d’infini, au fond, n’est qu’une autre manière de poser la question du bonheur, fil rouge de la série. Ce qui rend heureux, cependant, ce ne sont pas les crimes en eux-mêmes : C’est comme ça que je t’aime ne fait évidemment pas l’éloge de la violence, de la drogue ou des armes. Seulement, le crime, car il redistribue les rôles et tisse des intrigues, a le pouvoir de reconditionner notre rapport à la réalité en montrant au grand jour ce qui est réellement important. Le crime n’est qu’une médiation, une expérience qui vise à nous offrir un accès à nous-même, aux autres, et au monde.

« De l’autre côté du miroir » : la morale du jeu

Au début de l’épisode 8, Serge punaise une carte de Sainte-Foy sur une immense photographie représentant une forêt (on retrouvera ce motif un peu plus loin), qui recouvre l’un des murs de son sous-sol. Gaétan et lui exposent au groupe qu’il est maintenant temps pour leur organisation criminelle de prendre le contrôle de la banlieue. « C’est comme si l’on était passés de l’autre côté du miroir » dit Gaétan, tentant d’expliquer là où les a amenés leur folie collective. Le miroir, d’ailleurs, sera un des motifs formels les plus exploités dans la série.

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Plusieurs scènes, en effet, font un usage inventif du miroir, utilisant le reflet pour explorer le hors champ de l’image et pour capter les réactions des personnages. C’est d’abord dans un miroir que Gaétan verra pour la première fois « l’œil du tigre » d’Huguette. Dans un miroir, également, que Serge comprendra à quel point Gaétan est prêt à suivre sa femme dans sa fiction. Dans un miroir, aussi, que se nouera l’amour, passionné mais platonique, d’Huguette et de René (Rémi-Pierre Paquin). Dans un miroir, enfin, que Serge retrouvera le visage de Micheline, disparue depuis des jours, alors qu’il fait l’amour avec Marie-Josée (Sophie Desmarais). « Mon miroir sert de cadre aux déguisements nombreux que j’aime revêtir. […] Le miroir-mur je l’ai percé pour en faire une porte […]. J’ai franchi la porte. Je l’oublie. Je lui tourne le dos » lance Claude Jutra dans un inédit intitulé « Manifeste », écrit dans la foulée de la sortie de son premier long métrage, À tout prendre, œuvre fondatrice de notre répertoire national. Sous la plume de Létourneau, on retrouve un tel projet : après avoir été le cadre d’un vaste défilé de personnages, de déguisements et de saynètes, le miroir devient un révélateur existentiel. « Ça se peut-tu découvrir qui on est en faisant semblant d’être quelqu’un d’autre ? », demande Robert Bédard alias « Coco » (Mani Soleymanlou), policier qui a joué trop longtemps à être un homme de main et qui ne sait plus où son cœur balance. Poser la question, c’est y répondre.

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Le monde vert des comédies du remariage

« Comédie du remariage » au sens que donne le philosophe Stanley Cavell à ce terme, la série montre des couples sans enfants qui frisent le divorce pour se remarier, symboliquement ou légalement, à la fin du film. C’est comme ça que je t’aime est aussi une œuvre sur la deuxième chance, sur l’acceptation de l’autre à travers ses défauts, ses folies et ses désirs. Il faut fracasser les images trop lisses que la société nous renvoie de nous-même et de nos proches. La bonne mère, la femme au foyer, le mari occupé, le père absent, l’amant discret, le patron juste ou véreux, le couple routinier et sans désir, voilà autant de clichés que la série, ancrant son récit dans le conservatisme hypocrite de la petite bourgeoisie, vise à mettre à mal par le rire et l’excès.

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Comme dans les comédies shakespeariennes, modèles des comédies du remariage hollywoodiennes, l’aventure de C’est comme ça que je t’aime se clôt dans un « monde vert » : celui de la forêt. Ce lieu – également présent dans Les invincibles et Série noire – sera la scène de la réconciliation de tous les couples. La série se termine sur un mélange de violence et de reconnaissance. Il fallait purger les passions, aller jusqu’au bout de la folie avant un retour à la vie normale, qui se voit ainsi dotée d’une perspective nouvelle. Le couple et la famille ne seront plus une cellule, mais une opportunité de jeu.

« Ils sont tellement beaux », dira Huguette, épouse et mère réconciliée avec son propre devenir, en voyant sortir les enfants du camp de vacances une fois leur séjour terminé. Parfois, la vérité tient en peu de mots. Il suffit de se donner les conditions pour y croire vraiment.

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