Deux réussites

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Vogue la valise, par Siris. Éditions de La pastèque

Le dernier mot, par Caroline Roy-Element (texte), Mathilde Cinq-Mars (dessins), éditions Mécanique générale

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D’autres auraient abandonné; considérant l’enfance extrêmement éprouvante qu’a vécu Siris, il est déjà impressionnant qu’il soit devenu un adulte fonctionnel. Qu’il ait eu le courage, la persévérance et la détermination de revivre les différents épisodes pénibles ayant jalonné son parcours et d’en faire une bande dessinée monumentale – près de 350 pages – force l’admiration.

Vogue la valise s’ouvre sur la manière dont Siris aurait pu ne pas naître, puisque son père Renzo a survécu de justesse à un accident en mer à l’époque où il était matelot – un des nombreux emplois qu’il occupera puis perdra quand son penchant pour la bouteille aura raison de lui. C’est alors que Renzo est contremaître dans une usine d’armement pendant la Seconde Guerre Mondiale que Luce tombera sous son charme. De leur union naîtront quatre enfants, dont le cadet est nommé La Poule – et dont l’apparence graphique prend la forme d’un oiseau. La famille s’enfonce dans le malheur et la misère à mesure que le père ne parvient pas à pourvoir aux besoins de sa femme et ses enfants en raison de son alcoolisme; un à un, les oiseaux quittent le nid, sous la contrainte des services sociaux qui les font héberger dans des familles d’accueil en échange d’une compensation financière. De toute évidence, pour celles-ci, fournir de l’affection à leurs enfants adoptifs n’est pas inclus dans leur description de tâche. Les passages dans des institutions religieuses pilotées de main de fer par des sœurs acariâtres ne sont guère plus confortables. 

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Alors qu’on aurait pu légitimement s’attendre à lire un récit dur et déprimant, Siris revient sur son enfance avec une touche d’humour et de légèreté qui rend la lecture de la bande dessinée très supportable, voire franchement agréable, bien qu’une tristesse certaine émane tout de même de l’ensemble. Le ton tragicomique passe en grande partie par le style graphique de Siris; sans être surchargé, son dessin se caractérise par des personnages et objets aux contours précis agrémentés de suffisamment de traits pour conférer un volume et une densité à l’image. On est loin de l’immaculée ligne claire belge, mais on en sent tout de même l’influence dans la composition des formes. L’élasticité modérée des corps des personnages accentue le dynamisme de l’ensemble et aurait sans doute été mieux appuyée par des couleurs aux teintes légèrement moins ternes.
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Il est évidemment ingrat de ma part de déplorer une absence de contenu lorsqu’il est question d’une œuvre d’une telle ampleur mais, à certains moments au cours de ma lecture, j’ai senti que des passages s’étiraient en longueur tandis que d’autres auraient gagné à être approfondis; certaines anecdotes m’ont laissé sur ma faim et il m’a semblé à quelques reprises que des trames narratives laissées en plan n’avaient pas été revisitées. Bien évidemment, on créé toujours une bande dessinée de cette taille « pour la première fois » et si, en consultant sa bibliographie et en prenant acte de sa maîtrise des codes de la bande dessinée, Siris n’est manifestement pas un débutant, il n’en demeure pas moins qu’un certain problème de rythme gâche légèrement la lecture. Le fait qu’il s’agisse cependant de la seule maladresse de l’œuvre en dit long sur les autres qualités de Vogue la valise.

Je peux également regretter certaines lacunes à l’œuvre de Caroline Roy-Element (au texte) et Mathilde Cinq-Mars (aux dessins). Davantage une livre illustré qu’une bande dessinée avec ses cases et phylactères, Le dernier mot raconte comment, le jour de ses quatre-vingt-deux ans, un grand-père annonce à sa famille qu’il a passé toute sa vie sans savoir lire. La révélation engendre des réactions variées auprès de ses sept enfants, qui vont de la stupéfaction à la colère et la tristesse; le patriarche, lui, est soulagé.

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Le texte de Roy-Element est extrêmement précis, élégant et succinct. Le dessin de Cinq-Mars est également louable, bien que peut-être un peu trop figé pour être mis au service d’une œuvre narrative. Par contre, on ne sent pas une très grande synergie entre les deux éléments formels; le texte aurait pu être lu sans le visuel qui l’entoure et demeurer compréhensible, bien que cette disparition aurait évidemment occasionné la perte d’une expérience esthétique plus riche. À certains moments, on sent même qu’il y a décrochage entre les deux composantes. Par exemple, le texte rapporte que la narratrice s’avère incapable de déchiffrer l’expression faciale de sa grand-mère (« Je me butais à son maquillage, son expression indéchiffrable: à part les rides, nulle faille où me raccrocher »), alors que l’image de la grand-mère, sur la même page, nous la montre avec un sourire narquois aux lèvres.

Il est un peu navrant que l’auteure ait encombrée son récit avec autant de personnages. Les sept enfants du grand-père illettré occupent tous un emploi lié de près ou de loin à la litératie (professeur de français, orthophoniste, traductrice, journaliste, avocate, etc.); ils réagissent tour à tour d’une manière liée à leur profession et quittent ensuite la scène. La suite du récit, où la narratrice réfléchit à ce qu’elle vient d’apprendre et en discute avec les membres de sa famille restés derrière, est beaucoup plus forte. L’avant-dernière scène, une séquence de rêve qui provoque une rupture de style formel, est absolument somptueuse.

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Il est vain de remettre en question les choix d’une autrice après la publication de l’œuvre, mais j’aurais aimé en apprendre plus sur l’existence de cet homme ayant traversé la vie sans la capacité de lire. La complicité de sa femme, qui lui permet d’entretenir l’illusion publique de son alphabétisme, est rapidement évoquée. Ayant réussi à m’ouvrir l’appétit, elle m’a laissé sur ma faim. Les statistiques alarmantes sur le taux d’analphabétisme de la population, relayées périodiquement dans les médias, établissent bien combien il s’agit d’un problème de société important, et il aurait été pertinent d’aborder la question plus profondément.

Mais Le dernier mot n’est pas tant une œuvre sur l’analphabétisme en soi; c’est un récit personnel et familial, sur la douleur et la distance qui peuvent être engendrées par l’apparition tardive de la vérité, sur l’incompréhension et les manières de la surmonter; de ce point de vue, l’œuvre est une réussite. Aussi, bien qu’une plus grande synergie entre le texte et l’image aurait été préférable à la relative redondance associant les deux éléments, des romans illustrés de la sorte sont encore trop rares en littérature. Il faut saluer Mécanique générale pour en avoir publié un et espérer que d’autres suivront.

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