Des limites du contrôle

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19.09.2019

Danse mutante, Compagnie : Mayday ; Direction artistique : Mélanie Demers ; Chorégraphie : Mélanie Demers, Ann Liv Young, Kettly Noël, Ann Van den Broeck, en collaboration avec les interprètes ; Interprétation : Francis Ducharme, Riley Sims ; Dramaturgie : Angélique Willkie ; Répétitrice : Anne-Marie Jourdenais ; Assistant à la chorégraphe : Nik Rajsek ; Lumière : Alexandre Pilon-Guay, Ann Van den Broeck ; Direction technique : Julien Véronneau ; Régie son : David Blouin ; Musique originale : Mykalle Bielinsky ; Installation sonore : David Blouin, Olivier Girouard ; Conseiller son : Nicolas Rambouts ; Costumes : Mélanie Demers, Ann Liv Young, Kettly Noël, Ann Van der Broeck ; Confection costumes : Valérie Gagnon Hamel ; Accessoires : Mélanie Demers, Ann Liv Young, Kettly Noël, Ann Van den Broeck, Max-Otto Fauteux ; Coproduction : Agora de la danse, Theatrefestival Boulevard ; Direction de production : Mélanie Demers. Présenté du 17 au 21 septembre 2019 à l’Agora de la danse.

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Deux heures et demie. C’est la première chose à laquelle on pense, d’abord. Un projet d’une intense ambition, dont l’unité repose sur un geste très éloquent. Avant même d’avoir eu lieu sur scène, la démarche signifie, par sa prémisse, qui rend à ce mot « geste » toute son ampleur. Demers, initiatrice du projet, a fait ce geste et propose une première chorégraphie (Cantique). Elle offre l’idée autant que ses interprètes, qui acceptent de donner carte blanche, et de consacrer leurs talents versatiles à quatre chorégraphes différentes. Autant dire qu’ils s’abandonnent à l’inconnu les yeux fermés.

Geste, mouvements, paroles

Les danseurs se prêtent au jeu de l’abandon quasi total, tout comme Demers, qui se donne le défi de renoncer à toute idée de contrôle sur le résultat final de l’œuvre, de même que les quatre chorégraphes, qui se soumettent au partage. Car du « geste » qui sous-tend la démarche, nous passons aux « mouvements » de l’œuvre, pris au sens presque musical du terme (cette acception se rapprochant de la « variation »), mais aussi pris au sens de déplacements (outremer, même), voire d’écoles de pensée, ou encore au sens de bouleversement, de violence.

En écartelant la pièce entre quatre pays différents, sur trois continents, l’équipe artistique au complet se soumet à l’exercice de la variation et de la métamorphose des idées, des thématiques. L’exploration principale s’inscrit dans l’exposition des revers de la société contemporaine, des rapports de pouvoir, de l’abus et la recherche de l’autre. L’intérêt est donc hautement social, anthropologique et psychologique.

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Sur scène

Deux hommes se préparent pour une longue soirée de performance : assis au milieu de la scène, équipés d’articles de maquillage féminin (rouge à lèvres, fards), ils se griment tels des clowns. Deux danseurs enfilent des gants blancs de dentelle et barattent à la main une canette de liqueur comme s’ils se branlaient devant le public (exigeant physiquement, ce motif dominant de la pièce de Demers signifie presque « on s’en fout ») alors que leurs gestes s’accompagnent d’un texte de très haute qualité littéraire sur les injustices sociales. On reconnaît bien le style de Demers, où s’amalgament des images qui font mal et de bonnes séquences dansées, dont le solo de Ducharme, jambes ouvertes/fermées, corps déployé/replié, fierté/honte.

Puis, deux hommes blancs hurlent, chantent, déclament, je suis nigger je suis belle de jour, deux hommes blancs multiplient les saynètes et les personnages en cabotinant sur des sujets aussi préoccupants que le VIH, les abus de pouvoir de toutes sortes, y compris le viol. Ann Liv Young apporte en contrepartie des directives live sur le jeu des interprètes, plongeant le spectateur en pleine zone conflictuelle. La proposition de la chorégraphe new-yorkaise est complètement méta : on a l’impression d’assister à une répétition, à une pièce inachevée, dans laquelle elle accompagne les interprètes avec son chronomètre (de manière insistante) et de multiples directives qui remettent en question leurs motivations profondes. « Why are you doing this », répété au début, « remember it’s not for them », aller au-delà du handsome leur dit-elle : tant de questions pertinentes qu’on aurait aimé voir être prises au sérieux et qui, abordées ainsi, apparaissent plus indécentes que l’ironie ou le sarcasme qui était peut-être d’abord souhaité.

Après l’entracte nous attend la pièce de Kettly Noël, beaucoup plus assise et posée. Si la pièce de Young versait surtout dans le théâtre, celle de la Bamakoise marie très heureusement théâtre et danse, avec un texte structuré, une gestuelle très incarnée, dont un duo, en introduction, qui explore l’intimité, la tendresse (et on comprendra qu’il s’agit probablement d’une provocation pour la chorégraphe, qui dénonce l’homophobie). Leur transe est teintée d’un certain sens du sacré, d’une lenteur bénéfique.

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La pièce de la hollandaise Ann Van den Broek suit enfin. Dans cette proposition très différente, aux allures beaucoup plus géométriques, on aborde les thèmes précédents en subtilité, dans une danse constante et frontale. Deux micros sont mis sur pied à l’avant-scène, avec un système de pédales. On utilise une bande sonore envoûtante (Mykalle Bielinsky, David Blouin, Olivier Girouard), agrémentée de samplings et de loops. Aux antipodes de celui de Young, qui pour sa part utilisait de nombreux accessoires tels que perruques, lumières, robes, apparaît ici un certain ludisme – toute la gestuelle est ralentie, et les contacts ne sont pas permis. Certains thèmes des chorégraphies précédentes sont repris mais les danseurs se « touchent » avec une distance d’environ dix centimètres. L’ensemble de la gestuelle produit un effet kinesthésique, absent jusqu’ici.

Des questions soulevées

Ces quatre propositions très différentes sont assez emblématiques de leur lieu de création (Montréal, New York, Bamako, Rotterdam, tous facilement reconnaissables). Les styles, les traditions et les esthétiques apparaissent avec évidence, ainsi comparées. De plus, l’exercice de laisser les commandes à des femmes, qui dirigent des interprètes masculins, est très éloquent. Il est pourtant vraiment dommage que la façon dont on parle de questions aussi graves que la violence, l’abus et les rapports de pouvoir, soit teintée d’une légèreté pareille. Il était là, le malaise, au sortir de la salle.

Mis à part qu’on y retrouve une certaine recherche du trash à tout prix, comme dans toutes les formes d’art ces dernières décennies, cette recherche est ici intimement liée à l’exploration des limites physiques et psychologiques des artistes. Le projet en soi se démarque par son ampleur, et le défi d’ouverture qu’il représente consiste en une belle « mise en danger ». Dans sa globalité, Danse mutante a la qualité de soulever de nombreuses questions : y a-t-il des limites que l’interprète (ou l’artiste) ne franchira jamais ? À qui bénéficie la violence et le trash ? Le fait qu’on demande aux artistes de repousser, voire parfois de nier leurs limites bénéficie vraiment à quelqu’un ? Qui, dans le public, se réjouit réellement de recevoir une telle violence en pleine face ? Et pour quelles raisons ?

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crédits photos : Mathieu Doyon

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