Déplacer l’imaginaire

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12.10.2020

Phénomena 2020, présenté par Les filles électriques du 5 au 23 octobre 2020.

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Depuis neuf ans, Les filles électriques sont derrière le festival interdisciplinaire Phénomena, qui a pour objectif d’offrir une tribune à des artistes « inclassables, atypiques et avant-gardistes », avec un parti pris à la fois pour l’engagement et l’expérimentation. Pour son édition 2020, l’équipe de Phénomena a choisi, plutôt que d’annuler le festival en raison des contraintes sanitaires, d’offrir une programmation « résiliente », composée de neuf courts-métrages d’art, de deux spectacles présentés en différé, d’un parcours sonore ainsi que de deux événements en plein-air – qui ont finalement dû être reportés à la dernière minute. Cette édition plus modeste de Phénomena, quoique d’autant plus accessible, n’en oublie pas son mot d’ordre : faire découvrir à un public souvent non initié – je m’inclus dans ce dernier – des disciplines ou des langages qui sont marginaux dans la sphère culturelle.

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Face à l’absence des corps

Un constat qui s’impose d’emblée est que plusieurs des disciplines représentées par le festival Phénomena – la danse, la performance, le cirque – souffrent quelque peu de leur confinement à l’écran individuel, plus que le cinéma par exemple, que nous avons relativement l’habitude de vivre à la maison. C’est entre autres parce que certains de ces arts reposent sur une relation appuyée entre le performeur et le public, relation qui se voit questionnée, jouée ou détournée. C’est frappant dans le cas du Cabaret secret – peut-on encore parler de cabaret dans ce contexte ? – qui inclut notamment cirque, drag et boylesque, arts pour lesquels les réactions et l’agentivité du public sont souvent importantes, et participent au déroulement des performances.

Les performances présentées en différé exhibent par ailleurs le corps en mouvement, le corps mis à l’épreuve ou désirant, objet de tabous ou d’admiration. L’effet de désincarnation et d’aplanissement que l’on peut ressentir est ainsi sans doute décuplé par le fait que Le Cabaret secret, comme d’autres œuvres de la programmation, présente des performances dans lesquelles le corps est au premier plan, non simple véhicule d’un récit mais objet ou sujet central de l’œuvre. Or, dans ce contexte, le corps n’est plus directement devant nos yeux.

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L’écran permet toutefois dans certains cas de déplacer de façon intéressante le lieu habituel de la performance – la scène – comme dans Toutes les femmes qui habitent en moi. Au lieu de présenter un spectacle de danse en différé, Marie-Hélène Bellavance a créé un court-métrage à partir d’une performance de danse à l’extérieur, explorant le thème de l’appartenance au monde. Plusieurs courts-métrages ont été pensés en fonction des contraintes de diffusion, comme Pas d’apparat corps, œuvre expérimentale questionnant les points de rencontre et de confrontation entre danse et art numérique. Le travail effectué par Guillaume Vallée sur le vidéo confère ainsi à l’interprétation de Calla Durose-Moya un autre type de matérialité – l’image est pleine de sauts, de répétitions et de couches graphiques – qui sert très bien le projet d’explorer l’influence des traumatismes sur la vie quotidienne.

Sous le signe de la diversité

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Phénomena se démarque par son engagement, notamment féministe. Une des œuvres qui incarne ce positionnement est La claque, un court-métrage de Claire Renaud dans lequel le symbole de la cheerleader est détourné pour dénoncer certains préjugés et injustices qui affectent les femmes dans leur quotidien. Phénomena accorde par ailleurs une tribune à la diversité, que celle-ci soit corporelle, culturelle ou artistique. La programmation présente par exemple une série de trois poèmes en langue signée québécoise (LSQ), interprétés par trois artistes sourds. Face à ces performances dont le sens nous échappe, nous sommes amenés à déplacer notre attention, à interpréter, à tenter de rencontrer l’autre sur son propre territoire. Les disciplines artistiques plus marginales sont aussi bien représentées, par exemple dans La Chapelle ardente, un spectacle-collage de Michel Faubert librement interprété du Manuel de la petite littérature du Québec (1974) de Victor Lévy Beaulieu qui mélange conte, chanson et spoken word. Dans Beading Kin, l’artiste autochtone Dayna Ranger réfléchit de son côté à la façon dont le confinement affecte sa pratique artistique et sa manière de tisser des liens avec son entourage.

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D’ailleurs, ce n’est pas la seule proposition de cette édition qui intègre les références au contexte pandémique actuel, certaines œuvres donnant forme – de façon souvent originale – à des expériences subjectives du réel qui est actuellement le nôtre. Par exemple, dans Danser sur du vide, Stéphane Crête, habillé d’un long vêtement bleu, de couches multiples de gants de caoutchouc et de masques, dans une petite pièce vitrée donnant sur l’extérieur – éléments qui rappellent la pandémie mondiale –, performe une série de gestes qui explorent le deuil et le vide. Le réel s’invite de toutes sortes de façons dans la programmation du festival, ce qui fait sa richesse. Les sujets abordés par les œuvres présentées cette année auront été le deuil, les traumatismes, la mort, mais aussi la transmission, les filiations, la sororité et la résilience. Les habitués du festival resteront peut-être sur leur faim face à cette édition réinventée, mais incarnant tout de même l’identité et le projet de Phénomena.

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crédits photos: Caroline Hayeur, AndreadeKeijzer.

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