Débuts fracassants

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Philippe Girard, Un jour de plus, Front Froid (Nouvelle Adresse), 2019, 88 p.

Walter Scott, Wendy, traduit de l’anglais par Catherine Brunet, Mécanique générale, 2019, 216 p.

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On peut commencer à qualifier Philippe Girard de vétéran de la bande dessinée québécoise. Avec plus d’une douzaine d’albums à son actif, en plus de son travail en littérature jeunesse, le prolifique artiste a exploré plusieurs avenues et thématiques, et ce dans des registres variés. On ne sait jamais complètement quoi attendre de son prochain album.

Pour sa plus récente parution, Girard a choisi d’élire domicile chez Nouvelle adresse, maison d’édition de bande dessinée québécoise fondée cet automne et dont Un jour de plus est le premier titre. Girard n’emprunte pas les voies de l’autofiction comme il l’a fait par le passé, pour plutôt présenter la vie de Jeanne Bernier, dame âgée qui rend son dernier souffle dès la deuxième page de l’album. Or, la providence s’en mêle et Jeanne se voit accorder (pour des raisons jamais élaborées et, au demeurant, facultatives) un sursis d’une journée, ce qui lui laissera le temps, en compagnie de sa petite-fille (qui se trouvait à son chevet au moment de son premier décès), de partir à la rencontre de son passé et de prodiguer des perles de sagesse grâce à sa perspective renouvelée sur l’existence.

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Le principe de réalisme magique à l’œuvre dans le récit est fort simple : on a octroyé à Jeanne 24 heures supplémentaires de vie, dont le décompte est affiché à une montre fixée à son poignet. Ce décompte s’amenuise plus rapidement lorsqu’elle retranche une partie de son temps supplémentaire afin de guérir les gens qu’elle croise, pouvoir dont elle n’hésite pas à faire usage.

La suite des événements a, sur le plan narratif, quelque chose d’un peu prévisible : Jeanne profite de son extension d’existence pour remédier à une situation douloureuse ayant causé un grave différend dans son passé, faire le bien autour d’elle et offrir des commentaires pénétrants sur le passage du temps, la prétendue sagesse des aînés (qui sont peut-être vieux mais ont déjà été jeunes) et les incongruences du monde contemporain. L’intérêt de l’œuvre ne tient donc pas à ce qui s’y produit, mais plutôt aux dialogues terriblement efficaces qu’on y trouve, qui alternent habilement entre les considérations sociales ou philosophiques et les pointes d’humour très réussies. Le propos tangue parfois vers le cliché, mais c’est dans la forme que Girard se distingue et excelle. La langue bien perchée de Jeanne en fait une aînée fascinante, qui n’utilise pas sa longue expérience de vie pour asséner des leçons de morale (ce qui aurait été lassant) mais plutôt pour offrir sa perspective colorée, nuancée et souvent décapante.

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Pas une minute à perdre ?

Girard ne possède pas le coup de crayon le plus captivant de l’histoire de la bande dessinée, mais il travaille bien dans les limites de son style pour produire des dessins efficaces. Le fait qu’on n’ait pas forcément envie de s’abîmer dans la contemplation de cases foisonnantes a cependant un effet indéniable : cet album se lit à vive allure, ce qui cadre bien avec la logique d’une aventure où les minutes sont comptées. Ceci tient notamment à un découpage très serré, qui fonctionne à la perfectiob. Un jour de plus contient tout de même quelques apartés visuels plus ambitieux et assez réussis, comme un passage onirique où la petite-fille de Jeanne se transforme en géante.

Au final, la lecture de l’album est d’une part très expéditive, du fait du rythme constant, de l’enchaînement des péripéties et du dessin qui ne commande pas forcément l’attention de manière soutenue, et d’autre part très dense, en raison de la qualité exceptionnelle des dialogues et des divers champs symboliques étalés en cours de route, qui convergent dans des concaténations formelles spectaculaires en fin de récit. J’en aurais même souhaité davantage : par exemple, une exploration plus profonde de personnages secondaires intrigants (dont la fille de Jeanne et un antagoniste peu développé, qui surgit en fin de récit) aurait été bienvenue. Mais faire tenir autant de choses dans un album de moins de 90 pages est un tel exploit qu’à tout prendre, je ne regrette pas cette version finale où rien ne dépasse. Si je ne peux évidemment savoir dans quelle mesure le travail d’édition a joué un rôle dans la confection d’une œuvre aussi équilibrée, il y a fort à parier qu’une partie du mérite doit être attribuée à Renaud Plante, éditeur de Nouvelle adresse. Tous les artistes qui feront un passage en son domicile éditorial seront entre de très bonnes mains.

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Selon Marie-Claude Pouliot, une des co-fondatrices de Nouvelle adresse, la maison est née d’« un désir grandissant de recentrer [leur] énergie sur moins de projets, dans ce qui [les] intéresse vraiment, c’est-à-dire la BD. » Son collègue Renaud Plante ajoute : « ce qui nous intéresse, ce sont les bandes dessinées qui ont quelque chose à raconter, les œuvres personnelles, avec un point de vue sur le monde. /01 /01
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 » On ne peut évidemment prédire si la qualité sera toujours au rendez-vous pour les prochains titres, mais la publication d’Un jour de plus est de très bon augure.

Wendy : des dessins simples pour une vie compliquée.

Désormais placée sous la gouverne d’Eric Bouchard, la maison d’édition Mécanique Générale vient de faire paraître Wendy, une traduction vers le français d’une série d’albums de bandes dessinée par l’artiste multidisciplinaire Walter Scott.

Suivre Wendy dans ses péripéties est de prime abord amusant, puis de plus en plus touchant. Wendy est une jeune aspirante artiste à temps partiel et bête de fête à temps plein, qui tente de concilier ses ambitions professionnelles et sa propension à la défonce, la seconde l’emportant souvent sur les premières. Au cours des quelque 216 pages de l’album, Wendy obtiendra une invitation à un stage de création, devra faire face à l’impératif de renflouer son compte bancaire, gagnera et perdra des amies et des amants – ceci ayant un lien avec cela – et ne tirera clairement pas de leçon significative des évènements qu’elle aura vécu. Wendy est attachante malgré ses tares; ses frasques nous divertissent en début de lecture, puis nous atterrent de plus en plus à mesure qu’on la prend en sympathie.

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Lire Wendy est cependant une expérience de lecture tout à fait différente, puisque le mot « garroché » est sans doute le plus approprié qui soit pour résumer le style visuel de Scott. Le trait tremblant, épais et instable de l’artiste, l’utilisation des trames de gris et la mise en page à l’avenant confèrent au tout une esthétique un peu trash qui cadre bien avec les péripéties de Wendy (et les désopilants épisodes de la vie sexuelle de Screamo, son meilleur ami gai). Le texte où se succèdent les propos cristallins de Wendy-l’étudiante-en-histoire-de-l’art et les échanges très vernaculaires où s’infiltre l’écriture SMS sont la preuve d’une très habile maîtrise de différents registres langagiers (de la part de l’auteur, d’abord, puis de celle de Catherine Brunet, dont la traduction est exceptionnelle). Il faudra sans doute que les amateurs d’un dessin léché et d’une écriture sans reproche surmontent leur inconfort face à une proposition formelle aussi volontairement gauche, mais il est nécessaire d’accepter ce côté brouillon afin de pleinement faire l’expérience d’une œuvre si résolument punk.

On se réjouit que certains éditeurs de bande dessinée québécoise n’hésitent pas à publier des œuvres qui proposent un dessin ne correspondant pas forcément aux « standards » ou à une approche (un peu éculée) de la ligne claire, assurant ainsi une certaine diversité dans les styles et les esthétiques au sein de maisons de premier plan. Les mélomanes le savent, eux qui finiraient par s’ennuyer faute d’être exposés à autre chose que des musiciens virtuoses : un peu de distorsion n’a jamais tué personne — au contraire.

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