Dans le château intérieur

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29.10.2021

Morphs, Compagnie Productions Fila 13. Chorégraphie Lina Cruz. Interprètes Elinor Fueter, Abe Mijnheer, Geneviève Robitaille, Alexandra Saint-Pierre, Antoine Turmine. Musique Philippe Noireaut. Lumières Thomas Godefroid. Scénographie et costumes Lina Cruz. À l’Agora de la danse, Montréal, du 27 au 30 octobre 2021.

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Pour Morphs, cette performance aux symptômes décomplexés, la scène de l’Agora de la danse enchaine les saynètes les plus déjantées qu’on puisse imaginer. Mouvements désopilants, manipulation d’objets hétéroclites, costumes fantasques, cris, bruits de gorge et de souffle, voix de récitation ou d’opéra, poèmes, bruitage et déshabillage, décor indescriptible : l’espace est truffé d’inhabituels matériaux de chantier, de coques (sortes d’habitacles à performeurs) et d’accessoire incongrus, tel cet inidentifiable robot-jouet rouge – mi aspirateur, mi engin d’un Star Trek aussi primitif qu’inconscient.

On s’amuse énormément sur cette scène, de même que du côté du public. Cinq interprètes et un performeur musical convoquent leur imaginaire et investissent celui de Lina Cruz, la chorégraphe, qui semble insondable, inépuisable. En entretien, elle dit, en substance, que ce sont des « morphs » qui circulent : des formes en transformation, ludiques. Des métamorphoses nocturnes et une fantaisie inspirée par de petits personnages espiègles. Un abrégé de morphèmes, ces bribes du langage qui font les mots. 

Au début de la pièce, on découvre en douceur un paysage nocturne. On va entrer dans la ruche et suivre ses abeilles emballées. Claquements de doigts, tapements de mains, sons divers et frappés, étranges instruments à vent, tuyau, soufflet ou sifflets rythment la pièce. Habillés de noir, joliment dénudés, grimés l’un d’un maquillage, l’autre d’une grande barbe, ou encore nimbés d’un jeu de lumières fluo ou affublés d’un carré de plastique sur la tête, les personnages se déplacent en rythmes et traversées très variés. Peu à peu, ils retiennent notre attention soutenue par leurs étranges postures, des accessoires transparents ou miroitants, leurs mots et leurs chants.

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Transe poétique

Dans la composition sonore de Philippe Noireaut, musicien à tout faire, s’additionnent les éléments disparates : bruits et petites citations, jolies voix. Dans ce décor hétéroclite, une mandoline, un piano, des objets de percussion créent une atmosphère des plus étrange. Les corps se croisent sous des modes percussifs et vocaux d’une grande beauté. Les accessoires modifient le geste dansé, l’entravant ou lui donnant un aspect gauche et cassé. Aux extraits poétiques récités, notamment ceux de Baudelaire, les corps réagissent joliment.

Lina Cruz n’a pas de mal à convaincre de la dimension festive de sa pièce. En effet, le jeu emporte les voix d’un Carmen que Bizet aurait du mal à reconnaître. « L’Amour est assis sur le crâne de l’humanité » de Baudelaire pare surréalistiquement ces créatures qui se déhanchent, gesticulent et offrent le spectacle d’une cour des miracles, d’une performance carnavalesque. Le robot rouge qui entre en scène est l’ultime provocation de cette fantaisie.

Liberté chérie

Les interprètes expriment le plaisir de devenir quelque chose d’autre qu’un personnage; plutôt un être organique, issu d’éléments fantasques mais symbiotiques. Lina Cruz propose des images divertissantes, mais aussi une vision très hispanique de l’œuvre d’art. Rend-elle hommage, dans cette pièce, à la génération des Novísimos, qui émergea dans l’Espagne des années 1970 ? Après la mort de Franco en 1975, quand la dictature perdit sa force et sa mainmise sur les idées, les personnes et les arts, les artistes étouffés voulurent alors balayer l’art national, rattraper quatre décennies d’influences européennes et, surtout, débrider les formes contraintes et didactiques qui glorifiaient la grandeur ibérique et la raison d‘État officielle. De tous côtés, l’imaginaire torturé explosa. Baudelaire, entre autres, servit de référence à des audaces et des émancipations. Il en résulta un foisonnement d’imaginaire, d’inventions, de déformations et d’émotions visuelles.

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Un art hybride

Lina Cruz a dansé et travaillé en danse en Espagne ; d’origine colombienne, elle est montréalaise depuis plus de vingt ans. Un impressionnant parcours international d’interprète et de formatrice assure son expertise en danse classique et moderne. Aussi les registres variés de sa gestuelle dans sa pièce actuelle sont-elles senties, expertes, choisies moins comme des propositions que des affirmations de maturité.

Il est utile, lors de la représentation, qu’on nous identifie les chansons (Radeau médusé de Philippe Noireaut, Lascia ch’io pianga de Haendel, La lune de Léo Ferré, L’amour et le crâne de Baudelaire), mais aussi les citations musicales (Boléro de Ravel, La Habanera de Bizet) et les textes (La colombe de l’arche de Robert Desnos, La lyre de Victor Hugo, Fatigue et réalité sans soupçon de Claude Gauvreau). Ces références multiples montrent bien que l’invention se nourrit d’un menu composite. On y trouve de la diversité, de l’accueil, de la refonte transfrontalière, une migration, comme celle des oies sauvages : un instinct qui dirige le groupe là où il doit aller. Tout cela est assumé avec intelligence. L’inconscient, dévoilé joyeusement, est porté par une sensibilité versatile. Il est un projecteur insatiable et braqué sur la plus truculente des imaginations.

crédits photos : Vanessa Fortin

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