Dans la galaxie des mégapoles asiatiques

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16.09.2017

Mahigan Lepage, Big bang city, voyages en mégapoles d’Asie, Montréal, Leméac, coll. Nomades, 2017, 300 pages.

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Qu’est-ce qu’une mégapole ? Selon les critères de l’ONU, il s’agirait d’une agglomération urbaine de dix millions d’habitants et plus. Nous sommes loin du village, du hameau, et il faudrait gonfler Montréal plus de cinq fois pour qu’elle obtienne ce statut.

Univers touffu, explosion d’habitations engluées sur les hauteurs ou entre des rails de chemin de fer, écrasement des structures verticales consacrant la culture économique dominante et vestige de modes de vie moyen-âgeux se côtoient donc dans ces amas stellaires d’atomes humains qui vivent tant bien que mal dans un tourbillon effréné d’objets, de déchets et de luxes insolents.

Mahigan Lepage, récipiendaire du prix Nelligan en 2012, qu’on lui a attribué pour son magnifique livre Relief, au Noroit, dans lequel il magnifiait la vie dans le village de l’Ascension avec autant de verve et de talent pour la prose poétique que Félix-Antoine Savard dans son Menaud, est d’abord et avant tout un écrivain bourlingueur. Infatigable voyageur, il fait partie de nos carnettistes littéraires de talent qui s’ingénient à noter leur fuite contrôlée vers des espaces qui les attirent. Voyager, c’est toujours fuir un peu quelque chose qui nous échappe, aller à la rencontre d’une muse qui est ailleurs.

L’auteur a exploré le Canada et le Québec dans Relief (2011)Vers l’ouest (2011), Coulées (2012) et Fuites mineures (2014) – livre dans lequel il revient sur ses premières escapades d’adolescent fou, sorte de retour sur son désir de fuite originelle – mais nous le retrouvons d’abord en Asie dans son Carnet du Népal en 2008, qu’il diffuse sur la plateforme Publie.net.

C’est d’ailleurs sur ce même site qu’en 2016 on pouvait se procurer la première version de Big bang city, voyages en mégapoles d’Asie. Certes, on dira ce que l’on voudra des livres numériques ; la lecture en est agréable, je le confirme. Mais l’idée de Leméac de rééditer ce carnet fort beau de Lepage, avec sa division de poche Nomades (collection issue d’une fusion des fonds de Québec-Amérique et Leméac), mérite qu’on la célèbre.

L’insatiable besoin d’explorer

Même si la terre a été complètement cartographiée et que maintenant presque tout se retrouve sur Google view, Lepage suit son profond désir d’exploration, d’aventures. Il entrepose toutes ses affaires en 2012 et part pour l’Asie, dans le nord de la Thaïlande, où il s’installe momentanément. C’est là qu’il concocte le projet d’immerger son écriture dans la folie de huit mégapoles asiatiques : Manille, Jakarta, Beijing, Shangaï, Kolkata, Delhi, Mumbaï et Bangkok.

D’abord, ce qui l’inspire, c’est l’espèce de «joie dans le désordre» qui émane de ces «mégalopoles ébouriffées». Sorte de joie paradoxale, si l’on veut, qui pourrait s’apparenter à un désir non moins voilé de se perdre dans le nombre. Il déclinera d’ailleurs divers aspects de ce concept tout au long de son livre constitué de multiples touches, succession de billets de blogue courts qui chacun traitent d’un thème précis, d’une notion sociologique ou d’une constatation structurelle associées aux villes arpentées.

Ce voyageur éclairé ne cherche pas vraiment l’histoire des villes gigantesques qu’il foule de ses pieds de marcheur volontaire. Ce qui l’intéresse plutôt, c’est de comprendre comment vit le «nombre» dans cet environnement à la fois fabuleusement organique et artificiel.

«Le nombre, c’est la foule une fois qu’elle a été morcelée en individus ou en groupes combatifs». Tout le livre de Lepage est un hommage à la débrouillardise du «nombre», une recherche perpétuelle des espaces qui échappent au regard des touristes, ceux qui ne voient du «nombre» que les structures conçues pour cacher les aspérités, les no man’s land, les venelles minuscules (hutong).

Analyses plutôt qu’anecdotes

Mais attention, il ne s’agit pas ici d’un livre d’anecdotes cocasses ou improbables. L’univers de Mahigan Lepage est à l’opposé de celui d’un Bruno Blanchet et de sa Frousse autour du monde (2008). Bien que le carnettiste expose le détail de ses pérégrinations urbaines (ses rencontres fortuites, la description de la misère humaine, quelques portraits de gens  et ses commentaires journalistiques de visiteur dans les girlie bars jusqu’à ses courses au bout des lignes de métro), il préfère l’analyse, s’emploie à dégager la poésie de la répétition qui suinte des structures urbaines concaténées, à observer de loin et parfois même à refuser par pudeur morale de payer pour aller visiter un bidonville (ce qui se retrouvait sur le programme de tourisme obligé dans l’une des mégapoles).

Ce qui fascine ce poète, constamment en train de chercher la bonne distance perceptuelle à favoriser dans ce bain de promiscuité et de chaos, c’est la constitution miraculeuse d’un équilibre précaire dans toutes les zones des mégapoles. L’auteur voit dans ces mégapoles des métaphores cosmiques, un exemple d’organisation instable qui rappelle les mégas structures stellaires. Il explique fort bien d’ailleurs, dans le cadre de son voyage à Beijing, comment la structure des villes, comme celle des galaxies, évolue : «D’abord la ville une sorte de bain d’éléments déliés, et puis des amas prendraient forme (…), et des filaments de maisons ou de lignes de transport, puis des amas se collant à d’autres amas finissant par se joindre les uns les autres, formant des superamas […] ».

On suit avec intérêt et grande satisfaction intellectuelle le parcours de ce bourlingueur cultivé dans toutes ces mégapoles, véritables monstres d’autonomie paradoxale, aux milliers de tentacules, chacune située à un stade structurel différent. Jakarta et Manille seraient, selon les critères d’astrophysique des agglomérations inventés par l’auteur, à leur époque du Big bunch tandis que Beijing ne serait devenu une véritable ville que depuis trente ans.

En jeepney à Manille, en bateau-bus à Krungthep (le nom local donné à Bangkok), en scooter dangereux à Kolkatta, en métro ou à pied un peu partout, Mahigan Lepage nous offre des réflexions fouillées et inspirées sur les mégapoles, dans un style qui conjugue tout aussi bien des miettes de poésie contemporaine que des éléments empruntés au Perec D’espèce d’espaces, le tout servi avec un ton et des idées que n’aurait pas dédaignés Hubert Reeves s’il était devenu un sociologue de l’urbanité.

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