Comme une

1-tuiras
26.05.2015

Tu iras la chercher

Texte de Guillaume Corbeil, mise en scène de Sophie Cadieux, scénographie de Max-Otto Fauteux, lumière de Marie-Aube St-Amant Duplessis, environnement sonore d’Anne-Marie Levasseur, costumes de Ginette Noiseux. Avec Marie-France Lambert.

Un spectacle de Millimètre présenté du 25 au 30 mai 2015 à Espace GO dans le cadre du Festival TransAmériques.

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Il s’agit ici d’une reprise. Ce détail historiographique embrasse la construction même du spectacle dans la mesure où Sophie Cadieux a pris le parti – très pertinent – de faire de ce monologue un récit en deux actes dont le second constitue la répétition altérée du premier. L’idée, pour peu qu’on s’y penche, n’est pourtant pas très nouvelle : prenons pour seul exemple quelques pièces de Chaurette (notamment Provincetown Playhouse et Le petit Köchel) qui mettent en scène l’impossibilité de la répétition, bref la fragilité du théâtre – et donc sa force unique ; les représentations se voient sans cesse menacées, interrompues par les sonneries, les spectateurs en retard, les blancs de mémoire, etc. C’est ainsi qu’hier la magnifique Marie-France Lambert remontait sur la passerelle blanche et dégagée de la Petite salle d’Espace GO pendant qu’à l’extérieur la pluie parfois forte évoquait quelque chose de la grise capitale tchèque, et pendant qu’un peu plus loin un fou furieux préparait péniblement son salut.

Elle, dis-je, dont on sait peu au final, sinon qu’elle serait partie pour Prague. Elle à la deuxième personne dont on ignore qui est la première puisque le je se constitue d’abord et avant tout par le regard de l’autre. Elle sans cesse altérée, rendue autre par sa représentation alors qu’elle pose encore et encore la question du naturel – un peu sans doute comme Barthes parlait de la «nature» des choses –, l’ordre des choses. L’ordre, oui, qui se manifeste jusque dans l’intitulé de la pièce car le tu semble toujours marqué d’un impératif : aller la chercher. Sur un coup de tête, prendre le premier vol pour l’Europe après avoir fait affaire avec les hôtesses robotisées de la compagnie aérienne américaine ; quitter «une routine que tu connais par cœur / Une chorégraphie que tous tes jours exécutent en même temps» et s’égarer dans des dédales tout kafkaïens.

Or bien que l’histoire se répète, c’est dans le jeu entre les deux versions que les choses (se) passent réellement. Il faut surtout entendre jeu dans son assertion mécanique, dans l’espace entre deux morceaux ; par défaut, on entendra l’imperfection, le détail irrégulier, bref le manque. Chez le duo Corbeil-Cadieux, c’est la nécessité de se retrouver qui ordonne de bouleverser la succession banale des gestes réglés au quart de tour… un peu comme dans les magazines de décoration chaque pièce est parfaitement agencée. Et voilà que le processus flanche, que la vie s’insère dans les brèches de ce théâtre qui s’appuie, avec beaucoup d’intelligence, sur la polysémie de l’idée de jeu.

En ce sens, on n’insistera pas assez sur l’interprétation brillamment dirigée de Lambert, sur son imposante finesse. Le danger était grand de tomber dans la caricature, de vouloir absolument montrer la défaillance, phénomène qu’on observe trop souvent chez nous – comme si toute attention trop peu accentuée risquait de passer inaperçue aux yeux des spectateurs bébêtes. Ici, au plus une dizaine de mots volontairement désarticulés pour (ne pas) clore une phrase, une petite grimace par ci, un tic par là, quelques pas de danse, un style légèrement relâché au détour d’un geste, ces simples dérèglements suffisent à mettre au jour les défauts du mécanisme de représentation qui façonnent la protagoniste.

Cadieux parle, dans le programme de la production, d’un «personnage qui est à la fois guide et le touriste de ce périple solo au bout d’elle-même», et pour cause : les frontières du moi qu’explore le texte de Corbeil se voient savamment mises en scène dans les limites de la protagoniste qui exprime l’absence sans tomber dans la victimisation ; il est rafraîchissant d’assister à une quête identitaire qui se joue du sacro-saint complexe d’infériorité dont le théâtre québécois a peut-être un peu fait sa marque de commerce.

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Photos : Caroline Laberge

Autre élément dont il importe de souligner la qualité : la scénographie de Max-Otto Fauteux qui nous a habitués, depuis sa sortie de l’École nationale de théâtre en 2010, à des univers à la fois forts et (souvent) dépouillés qui s’inscrivent à tout coup dans une volonté marquée de servir l’ensemble – je pense notamment à Horror Story, superbe spectacle du Youtheatre sur lequel je n’ai malheureusement jamais écrit mais dans lequel le travail du même Fauteux a de beaucoup contribué à augmenter l’angoisse que faisait vivre la pièce. Dans la production de Millimètre, sa scénographie est constituée de quatre larges cadres qui, appuyés par les éclairages de Marie-Aube St-Amant Duplessis, évoquent de façon ouverte et très efficace les points à franchir – la maison qu’on quitte, le système de sécurité de l’aéroport, etc. – dans lesquels la protagoniste évolue.

Elle est sans doute comme une femme parmi tant d’autres que la société s’acharne à créer de toutes pièces, or Tu iras la chercher en fait, pour toutes ces raisons, le spectacle d’une subtilité remarquable.

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