Ces morsures qui éveillent

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15.11.2019

Les serpents. Texte : Marie NDiaye ; mise en scène : Luce Pelletier ; avec Rachel Graton, Isabelle Miquelon, Catherine Paquin-Béchard ; une production du Théâtre de l’Opsis. Présenté à l’Espace Go du 12 novembre au 7 décembre 2019.

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Le Théâtre de l’Opsis présente ces jours-ci Les serpents, une pièce de Marie NDiaye qui inaugure joliment le « Cycle des territoires féminins » de Luce Pelletier. Il s’agit d’un texte étrange, dont l’écriture est déconcertante et le sens, en partie insaisissable. Pour ces raisons, ce spectacle demeure assez hermétique, mais cela ne condamne pas au désintérêt l’expérience théâtrale qui nous est présentée à l’Espace Go, tout au contraire. S’il faut bien quelques minutes pour saisir le genre de spectacle auquel on aura affaire, on se laisse ensuite porter par cette intrigante fable, au point d’accepter de ne pas y trouver un sens ou un message précis. Cet univers plus grand que nature à la David Lynch nous absorbe, et une grande part de notre jouissance, en tant que spectateur·trice, provient justement du fait qu’un décalage s’opère sous nos yeux, et ce, tout en respectant une cohérence qui nous échappe et nous fascine à la fois.

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Une précision chirurgicale

Il faut d’ailleurs souligner la qualité du travail dernière cette production. Le texte de NDiaye est d’une grande richesse littéraire, et ce n’était pas une mince affaire de lui donner une forme scénique efficace. Mais la mise en scène de Luce Pelletier est impeccable, appuyée à merveille par le décor de Francis Farley-Lemieux et la musique de Catherine Gadouas, qui laissent toute la place aux trois comédiennes. L’interprétation de Rachel Graton, d’Isabelle Miquelon et de Catherine Paquin-Béchard est d’ailleurs l’une des grandes réjouissances de ce spectacle; elles font toutes preuve d’une maîtrise exceptionnelle, ancrant ce texte déroutant dans une trame claire dans laquelle elles nous entraînent avec assurance. Le ton et les nuances sont justes, le rythme, soutenu, et on sent bien que rien n’a été laissé au hasard dans ces performances qui sont toutes d’une précision chirurgicale. Et c’est ce qui rend Les serpents efficace : son trio de comédiennes fait preuve d’un tel contrôle que nous n’avons plus, comme spectateur·trice, qu’à nous laisser porter.

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Vastitude interprétative

Cela dit, le texte de NDiaye n’invite pas pour autant à un désinvestissement complet de notre part. Son insaisissabilité ouvre au contraire un espace de possibilités interprétatives au sein duquel on se plait à naviguer, au risque de s’y perdre ou d’en ressortir bredouille. Car les symboles y foisonnent, à commencer par les serpents du titre (qui ont tué l’enfant de Nancy, celui que le père battait), le champ de maïs qui entoure la propriété comme les barreaux tranchants d’une prison, ou encore les feux d’artifice de la fête nationale française du 14 juillet, point culminant de cette journée de retrouvailles. On ne peut non plus faire abstraction de cette maison qui, riche de sens, est constamment évoquée dans les dialogues et constitue le seul élément – grandiose, qui plus est – de cette scénographie dépouillée. Notre lecture étant nécessairement influencée par les enjeux féministes qui sourdent du texte, on ne peut s’empêcher d’y trouver un écho à la « maison du père » à laquelle réfère Patricia Smith dans son essai sur la spécificité de l’écriture féminine, ou encore à cette idée d’Audre Lorde selon laquelle « the master’s tools will never dismantle the master’s house ». Difficile, en effet, de ne pas interpréter la maison des Serpents comme une métaphore du système patriarcal, alors que le fils-homme-père-ogre l’occupe au point de fusionner avec elle. La maison est aussi ce à l’extérieur de quoi les trois femmes se tiennent, minuscules, n’osant y entrer au risque d’être dévorées – ou assimilées – par elle. À moins d’y pénétrer soi-même pour affronter l’ogre et éviter ce sort aux autres…

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La cruauté et la douleur occupent également une place importante dans l’espace de la pièce. C’est grâce à la souffrance qu’elle éprouve que France arrive à sortir de la maison et à se libérer du joug de son mari. La souffrance (haineuse ? jalouse ?) la pousse à la révolte, c’est-à-dire à abandonner ses rôles traditionnels de mère et d’épouse pour fuir, comme l’avait fait Nancy, l’ex-femme de son mari, avant elle. Comme si c’était la douleur seule qui pouvait nous mener à l’action en nous extirpant de notre sommeil, en nous réveillant de notre soumission.

Comme le dit Myriam Stéphanie Perraton-Lambert pour présenter le « Cycle des territoires féminins » qu’entreprend Luce Pelletier : « on se remémore, on s’instruit, on dénonce, on conteste, on dynamite et on recommence ». Il faut répéter, ressasser, ébranler, ne pas oublier, ce que font d’ailleurs les trois personnages tout au long de la pièce. Celle-ci se clôt d’ailleurs sur cet échange entre Madame Diss et France-devenue-Nancy : « – Ne m’oublie pas. – Je reviendrai. » Et par ce dispositif qui structure toute la pièce, NDiaye semble suggérer que les femmes sont toujours condamnées à revenir à la maison. Mais il est difficile de savoir si c’est par solidarité pour celles qui sont restées, par dépit, ou encore par dépendance à cet ordre. Cela dit, il leur est certes permis d’abandonner en cours de route, ou de rebrousser chemin, ce qui ne signifie pourtant pas d’accepter l’assimilation, comme le précise France. Mais simplement de céder la place à d’autres en attendant une nouvelle morsure qui permettra d’éveiller la prochaine lutte.

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crédits photos : Caroline Laberge

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