Ce qui nous chiffonne

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27.02.2020

Les corps avalés, Chorégraphie : Virginie Brunelle ; Interprétation : Isabelle Arcand, Claudine Hébert, Sophie Breton, Chi Long, Milan Panet-Gigon, Peter Trosztmer, Bradley Eng ; Musiciens : Quatuor Molinari ; Concepteur lumières : Alexandre Pilon-Guay ; Conceptrice de costumes : Elen Ewing ; Scénographe : Marilène Bastien ; Concepteur sonore : Ben Shemie ; Conseiller à la dramaturgie : Gabriel Charlebois-Plante ; Répétitrice : Isabelle Poirier ; Directeur technique : François Marceau ; Sonorisateur : Jean-François Gagnon. Présenté du 26 au 29 février 2020 au Théâtre Maisonneuve.

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Dans son nouvel opus, Virginie Brunelle  réconcilie sur scène deux disciplines artistiques ayant fondé sa démarche en tant que créatrice. Ainsi la musique jouée par le Quatuor Molinari dirige-t-elle presque l’entièreté de la gestuelle des Corps avalés. En effet, le rôle que prend la musique dans cette pièce va au-delà de l’insufflation d’énergie, elle participe à la trame narrative, une trame pour sept danseurs d’une précision impeccable. À ces derniers, il sera également demandé de développer un personnage, de montrer des intentions et d’endosser une quête. En plus de la musique, la danse emprunte alors au théâtre.

Quatuor pour septuor

Afin de replonger l’auditoire dans son langage, quoi de mieux qu’un nombre impair de danseurs pour explorer les dynamiques des rapports humains dans ce qu’ils ont de plus trouble, de plus passionné, fougueux, langoureux, voire lancinant, autant de tons qui collent à merveille avec les cordes du Quatuor. Elle-même musicienne, Brunelle excelle dans les brisures de ton et de rythme chorégraphiques. Elle allie à ces tonalités (diverses mais cohérentes) un état de corps près de la poupée de chiffon, tout en légèreté, ce qui est d’autant plus admirable que certains mouvements (entre autres les portés de Sophie Breton) requièrent une force sans compromis. Les sauts de confiance (vers Trosztmer également) font également partie des motifs récurrents : on s’élance sur quelqu’un qui ne vous attend pas. Parmi les autres motifs récurrents, notons celui, très beau, de l’induction de la marche (le besoin que l’un a de l’autre peut aussi devenir un fardeau – « je te traîne et tu te sers de mon pas pour reprendre ta marche »).

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Dans leurs rapports entre eux, les personnages se définiront parmi le groupe, ou par l’exclusion. Se retrouveront en couples, dans des duos où ils pourront montrer l’autre (au public, à l’avant-scène), mais aussi le célébrer, l’aimer partout dans l’espace. Parmi les propositions on remarquera de nombreux mouvements amples, des duos pleins de tendresse (des accouplements bruyants, langoureux ou frénétiques), des sauts exaltés et candides, et des petits sauts de transe, sur une musique rappelant le Sacre du printemps de Stravinsky – référence qui n’a rien de niais compte tenu des thèmes omniprésents du corps sexualisé, de l’euphorie, des célébrations, des jouissances, des chagrins et des frustrations qui en résultent.

S’appuyer sur les racines pour se renouveler

Non seulement cette pièce tend à amalgamer la danse à la musique, mais aussi le fait-elle par le biais d’un hommage répété à un monstre sacré de la danse-théâtre. Bien sûr, les descendants de Pina Bausch ne se comptent plus, de même que les références à sa gestuelle. Pourtant, ici, le nombre et la diversité des ressemblances peuvent difficilement être innocents, et la filiation ne passe pas inaperçue. Le décor, avec la tourbe qui avale les corps, ou les grains de riz qui couvrent la scène après qu’on les ait lancés dans les airs, rappellent les scènes grandioses où la chorégraphe allemande invoquait les éléments pour que les danseurs s’exercent dessus. Dans la gestuelle également, l’ouverture des Corps avalés a un petit quelque chose du Sacre du printemps, et on trouve un peu plus tard des accolades échouées rappelant celles de Cafe Müller.

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C’est tout de même avec sa propre voix et son importante expérience que Brunelle signe ici une pièce qui tente de s’ouvrir à de nouveaux discours, d’autres façons de faire. Dans sa tentative d’inclure des questionnements sociaux et de faire une plus grande place à d’autres formes d’art, il semble que l’intégration de l’aspect musical ait été le plus clairement réussi. On dénote parmi les thèmes sociaux la colère revendicatrice de l’individu, la peur de l’exclusion, une allusion à la guerre, à l’amour de la terre. Le propos le plus explicite porte sur la découverte d’une sexualité ouverte et homosexuelle. Les batailles, nombreuses et peu approfondies, éparpillent un peu la trame.

L’intérêt de cette ouverture discursive qui teinte la pièce est de montrer l’effet que la société et ses luttes créent sur les corps : comment se produit l’avalement de ces êtres vivants d’abord candides et amoureux dans lesquels nous nous reconnaissons ? Les messages sociaux, politiques que la chorégraphe a souhaité transmettre apparaissent surtout comme des obstacles narratifs dans une gestuelle fondamentalement amoureuse, passionnée et lyrique, caractéristique de ce style qu’on lui connaît et qu’on apprécie depuis dix ans. La gestuelle de Virginie Brunelle transcende, et ce discours, qu’elle explore depuis ses débuts, en est un universel, manié singulièrement, avec une grande authenticité.

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crédits photos : Raphaël Ouellet

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