Ce que disent les os : morts et disparitions au Mexique

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Julien Elie, Soleils NoirsCinéma Belmopan, 2018, 154 minutes.

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Aussi beau que poignant, Soleils Noirs déterre les os pour nous atteindre jusqu’à la moelle. D’un rythme fortement empreint de ténacité, visitant des territoires géographiques et humains suintant le danger, et avançant vers son sujet avec détermination, lucidité et réalisme, le documentaire mène l’enquête sur l’état de la violence envers le peuple au Mexique. Sans être lent, le réalisateur Julien Elie prend le temps de saisir l’ampleur et la gravité de la situation à travers une série de témoignages où la brutalité des propos contraste avec une approche cinématographique proche de la photographie en noir et blanc. Des nombreux féminicides aux disparitions massives d’étudiants, en passant par l’assassinat des journalistes, des paysans et des migrants, le film se place du côté des victimes, à la recherche de réponses et des corps. On y dévoile les contre-coups d’une violence normalisée et systémique, tout à l’écoute d’une parole dénonciatrice qui demande à la fois justice et apaisement, une parole qui n’a plus rien à perdre.

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En six parties, Soleils Noirs creuse l’état des lieux pour découvrir les liens qui relient des situations et des événements aussi terribles que différents, de la frontière nord jusqu’au ventre du Mexique. Les témoignages de mères ou d’enfants de personnes disparues ou assassinées, les interventions des journalistes, survivants et militantes se suivent pendant que la caméra les capte avec un respect simple et sincère, se tournant parfois vers les paysages des alentours, ruraux et urbains, très calmes – trop calmes sûrement. Au fur et à mesure, le pays apparaît comme une immense nécropole de fosses individuelles et communes anonymes, preuves à l’appui. Le choix du noir et blanc fait passer les images du pittoresque à l’horreur. Sans nous étourdir, sans effets spectaculaires et sans longueur non plus, c’est la peur elle-même qu’on filme. La facture, à la fois funéraire et animée d’une flamme de survivance, entre ode et quête, douleur et dénonciation, donne à vivre une tension de plus en plus déconcertante qui nous porte pendant les 2h30 du documentaire. La violence systémique qui est montrée est toujours à l’œuvre, et proche. Julien Elie a de toute évidence pris des risques en se rendant aussi loin, alors que les témoignages martèlent l’impunité quasi-totale des assassins.

En ouvrant avec Ciudad de Juarez, ville frontalière où le féminicide a fait rage, le film nous transporte encore en terrain relativement connu : plusieurs autres artistes et journalistes pointent, depuis les années 1990, une dynamique mortelle construite par les usines, le libre-échange, la pauvreté, la frontière, les cartels et la guerre menée contre ceux-ci (dont les femmes font particulièrement les frais). Mais Juarez est un point de départ pour exposer une « crise imposée à dessein » au profit de certains intérêts. Une mère cherche sa fille depuis sept ans. Une autre, à cause d’un autre corps assassiné gisant non loin, a retrouvé celui de sa fille par hasard. Les femmes ont disparu non pas en périphérie, mais sur la place du marché, en plein centre de la ville. Aucune investigation sérieuse n’est menée par la police, des associations militantes ou des journalistes font ce travail. La répression policière, mise en place autant pour éliminer les cartels que pour contrer les guérilleros, s’attaque aux jeunes, et lorsque l’armée débarque en 2008, la violence et les meurtres augmentent. La corruption est courante. Tout le monde sait ce qui se passe, et les criminels semblent être les seuls à obtenir protection. Dans ce chaos aux fondements économiques, les tueurs, tous liés au crime organisé, se donnent des libertés : meurtres initiatiques, tueurs en série et copycats y trouvent un véritable terrain de jeux. « Cette violence a été exportée. Ce qui s’est passé ici a servi de modèle au reste du monde. »

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« Comme des fourmis dans un monde de géant »

Cette violence n’est jamais directement montrée, mais de véritables carnages sont évoqués, ainsi que des luttes et des peines immenses, qui en semblent irréels. La sobriété belle et apaisante des images nous permet, avec une gravité respectueuse nécessaire à la démarche, de continuer à entendre la parole qui se libère. Si le noir et blanc tourné au Mexique peut faire penser au film Roma, l’esthétique est peut-être plus près de la première saison de la série True Detective. Normal, puisque Soleils Noirs mène l’enquête, au cœur du désespoir, de l’épaisseur de l’effroi, de l’insoluble, fait face et monte aux premières lignes pour montrer la vérité de cette violence indicible et omniprésente – même si, au jour le jour, nous détournons la tête comme l’ont fait les parents des disparus avant d’être frappés par le malheur. Les vues en contre-plongées accentuent l’aura dangereuse d’une rue peu habitée, trop pauvre, d’un champ isolé. Mais le hangar où s’est déroulé l’assassinat de 72 migrants, ou les fosses trouvées devant nous, tombeaux d’infortunes, sont approchés à vue humaine, un angle qui souligne surtout le sentiment de dépassement provoqué par ces violences de masse.

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La mise en scène est poétique, utilise les voix hors-champs, des voix qui transforment ce que nous voyons. La dénonciation est directe et ferme, radicale, les paroles sont éprouvées et le film écoute et nous apprend à écouter. On devient marqué par des images qu’on n’a pas vues, comme lorsque cette militante raconte comment le procureur de l’état du Veracruz déclare que les ossements qu’elle tient dans ses mains ne sont que des ossements et du bois. Après Juarez, le film poursuit son chemin vers Ecatepec, la ville la plus dangereuse pour les femmes de toute l’Amérique latine, puis vers différentes régions et villes. « Personne ne sait ce qui se passe à Tamaulipas » où, par exemple, des rafles d’enlèvements de citoyens par les cartels se produisent régulièrement – jusqu’à 50 jeunes en une journée. Des autobus entiers d’étudiants ou de travailleurs sont kidnappés : ils deviendront soldats, mules, prostitués, esclaves, avant d’être laissés morts quelque part, en des lieux souvent bien connus de la police, voire surveillés par elle. Si de nos jours les paysans sont assassinés pour leur terre par les cartels, dans les années 1970, c’était l’armée mexicaine qui les faisait disparaître pour contrer la guérilla en faveur de leurs droits. Les témoignages dénoncent non seulement l’inertie et le silence de l’État mexicain, mais aussi sa complicité /01 /01
Les 43 jeunes étudiants disparus à Iguala en 2014 étaient en route vers une manifestation, dans une zone sous hyper vigilance policière, et ils étaient suivis par les services policiers.
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Ainsi les journalistes, les militantes et même les prêtres sont constamment menacés, traqués et en déplacement, puisqu’ils dérangent autant l’État que le crime. « Demander pourquoi est une question dangereuse ». Celles et ceux que le film présente sont prêts à mourir. Dans la dernière partie, intitulée Le pays des disparus, la caméra suit principalement Mario Vergara, le tenancier d’un petit bar dont le frère a disparu il y a plus de cinq ans. Obsédé par l’évènement, il se rend en des endroits peu fréquentables pour peu que quelqu’un lui ait indiqué y avoir vu un crâne ou un ossement humain. Mais sur la piste de son frère, il trouve d’autres corps, et cette quête le met en péril. Avec lui nous remuons la terre, découvrons une clavicule, un soulier… ici, La fouille des tombeaux n’est pas une profanation, mais révèle celle qu’a été le meurtre. Mario se dévoile complètement à la caméra, dans une intensité et par des répliques que le plus audacieux scénariste d’un film de fiction n’aurait osé rêver. Au-delà de la militance, en pleine clandestinité, il est sur la ligne de front, mais aussi sur la ligne de partage entre l’espoir et la mort. Il se sait seul, bien qu’il porte sur lui, avec cynisme, un bouton panique donné par le programme de protection des témoins.

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Il n’est pas facile d’écrire sur Soleils Noirs, de trouver les mots, alors qu’on est encore habité et choqué par les vérités exposées. Des jours plus tard, notre regard et notre lien à la réalité qui nous entoure s’en trouve encore transformé. Il commence à être difficile de faire semblant que cela reste lointain : les documents s’empilent, à l’appui. Le deuxième numéro hors-série de Spirale, Femmes et violence de masse, démontre bien l’aspect international et local, principalement envers les femmes autochtones, de cette violence. On pense également à l’exposition de Teresa Margolles, Mundos (présentée en 2017 au Musée d’art contemporain), qui elle aussi travaille avec et sur les disparues et les assassinées du Mexique, avec les corps, les os, les restes. Dans son cas, comme pour Soleils Noirs, l’art devient le cri échappé d’une sépulture, quelque chose d’une force sauvage et vitale qui rejaillit de la mort. L’œuvre n’est ni à admirer, ni à analyser, elle nous saisit et fait monde avec nous, devient part de nous.

 

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Les 43 jeunes étudiants disparus à Iguala en 2014 étaient en route vers une manifestation, dans une zone sous hyper vigilance policière, et ils étaient suivis par les services policiers.

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