Candide, ou l’Authentique

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28.05.2017

Spoon, un spectacle de Nicolas Cantin ; interprétation : Fiona Chevarier et Gaïa Won de Jong ; complicité artistique : Katya Montaignac ; lumières : Karine Gauthier. Une production Nicolas Cantin et Daniel Léveillé Danse présentée au théâtre La Chapelle du 27 au 29 mai 2017.

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Y a-t-il formule plus galvaudée, mais tout aussi éprouvée que « la vérité sort de la bouche des enfants » ? Avec Spoon, sa troisième création, Nicolas Cantin marche adroitement sur la ligne du risque. Mettant en scène deux jeunes filles, âgées d’à peine 11 et 8 ans, le chorégraphe et metteur en scène poursuit une recherche débutée avec Cheese et Klumzy : celle à la fois toute simple et ô combien complexe d’une rencontre avec une présence humaine.

Les pièges sont nombreux lorsqu’on travaille avec des enfants. Les lieux communs se trouvent à chaque détour du regard, où cette jeunesse sensible et naïve pourrait être facilement instrumentalisée pour faire fondre le cœur du public présent. Comment modeler cette matière qu’est la présence scénique de deux jeunes filles ? Comment leur créer un terrain de jeu dans lequel elles se sentiront libres, libres à en devenir elles-mêmes, ce que nous sommes si peu lorsqu’on se retrouve sur une scène.

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Définir le spectacle

Fiona et Gaïa prendront place sur la scène de La Chapelle, dépouillée pour l’occasion. Traînant à l’avant-scène : un masque, des souliers, un sac, un étui à crayons, une petite chaise, une couverture. Prenant le micro, les deux décriront ce qu’est, pour eux, un spectacle. « Pour moi un spectacle c’est lorsque qu’une ou plusieurs personnes sont sur une scène, devant un public, et qu’ils font quelque chose qu’ils aiment, ou pas. » « Pour moi un spectacle, ça peut-être aussi quelqu’un dans le métro ou dans la rue qui joue de la musique. Ça peut être beau et étrange. » C’est ainsi, à peine quelques minutes après que le spectacle ait commencé, qu’une jeune fille de huit ans vient de résumer l’œuvre de Nicolas Cantin : beau et étrange.

Les deux fillettes se lanceront ensuite dans un jeu de miroir, un jeu où elles s’échangeront habilement la direction de l’une et de l’autre. Il y aura à la fois répétition du mouvement et occupation de l’espace sous un fond sonore quasi-inaudible. Or, ce que le public n’entend pas c’est le monde dans lequel les filles se projettent à chaque mouvement. Dès lors, la relation entre les interprètes juvéniles de Cantin et le public est particulière. De leurs regards on perçoit tantôt l’effroi quant à la salle qui les épie, tantôt un rictus espiègle nous laisse comprendre le plaisir qu’elles ont à se mettre en scène, nous ramenant à notre propre concert privé de sous-sol alors qu’on chantait avec un manche à balai, surélevé sur un caisson de lait.

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Nommer les choses

Une sonnerie de cellulaire vient déranger le public qui prend un temps à comprendre qu’il s’agit d’un repère aux interprètes pour cesser le jeu du miroir et s’emparer par la même occasion des objets à l’avant-scène. De retour au micro, elles nomment les choses qu’elles voient à la façon d’un jeu : qui sera la dernière à avoir quelque chose à dire. « A floor. » « Curtains. » « Microphones. » « Speakers. » « Us. »  Tout y est.

Dans un coin se trouve un cahier à colorier, quelques crayons et un livre. Cet espace demeurera clairement celui de l’enfance, l’antichambre du spectacle. Une séparation scénique s’installe entre le monde de l’enfance et celui de la représentation de cette dernière. Lorsqu’une s’y retrouvera, l’autre prendra place au centre de la scène, comme lorsque Fiona se glisse sous la couverture pour enfiler un masque – celui utilisé dans Klumzy –, en ressortant transformée. Elle occupera à ce moment l’espace avec sensiblement les mêmes mouvements qu’à l’ouverture, mais ces derniers se trouvent mythifiés par sa transformation et acquièrent des relents d’inquiétante étrangeté.

Au cœur du monde

Alors que Fiona lit le plus récent volume d’Harry Potter sur scène, Gaïa plie la couverture pour s’en faire un oreiller sur lequel elle se couche. À ce moment, elle entonne un Down by the Bay, un nursery rhyme pour enfants, avant de se mettre à chanter Take me Home, Country Roads de John Denver, un moment d’une immense pureté, à la fois si simple et si beau. Encore une fois, Cantin propose des images qui dérangent de beauté sans que l’on n’ait jamais le temps de les décortiquer pleinement.

Les voilà déjà parties, un jeu de définition s’installe. Toutes deux assises, elles se relancent la question « What’s the definition of ____ ? » C’est peut-être là, bien plus que dans le mouvement, qu’on touche le plus à leur innocence et leur candeur, sans sentir que les fils d’une mise en scène les font bouger devant nous. « What’s the definition of Anxious ? Anxious is when you’re scared and then… yeah. » « What’s the definiton of world ? World is what we’re on, some people think it’s round, some think it’s flat. »

Encore une fois, Nicolas Cantin nous propose un spectacle qui a des allures de laboratoire, mais pas dans le sens péjoratif du terme. Chez Cantin, si la scène n’est pas un lieu de recherche plutôt qu’un lieu d’étalement de ce que nous avons trouvé, elle est inutile. Elle n’est pas une salle d’exposition d’une parole artistique vraie, la scène est surtout un endroit où seul le risque peut endurer la lumière. Encore et toujours, Cantin cherche cette rencontre, celle du public et d’une présence. Pour mettre en scène le vrai, il faut tout déconstruire, jusqu’à nos propres conceptions des vies et des choses. Ici, on est tellement dans le vrai et devant l’autre qu’on se questionne sur notre besoin de fiction pour saisir le monde. Jusqu’à ce qu’on se souvienne qu’il y a là, sur scène, une fiction, celle créée par Fiona et Gaïa pendant près d’une heure et que, sans s’en rendre compte, on y est, en plein cœur du monde. 

crédit photos : Nicolas Cantin

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