Basquiat, force sonore. Entretien avec Mary-Dailey Desmarais

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22.11.2022

Jean-Michel Basquiat est l’un des artistes les plus fascinants et novateurs du XXe siècle. Tour à tour DJ, compositeur, musicien, producteur, performeur, illustrateur, poète, peintre, auteur, il a laissé une empreinte indélébile sur l’écosystème artistique en moins d’une décennie. Pour mieux saisir toute la richesse et la complexité de son œuvre, Marion Malique a mené cet entretien avec Mary-Dailey Desmarais, conservatrice en chef et co-commissaire de l’exposition À plein volume : Basquiat et la musique présentée au Musée des beaux-arts de Montréal jusqu’au 19 février 2023.

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Marion Malique : L’exposition À plein volume : Basquiat et la musique regorge d’une grande quantité d’œuvres aux formats et matériaux variés (peinture, dessin, carnets, etc.). Comment avez-vous procédé à la sélection des œuvres et quel a été le plus grand défi au niveau de la conception de l’exposition?

Mary-Dailey Desmarais : Le fil conducteur était de montrer jusqu’à quel point la musique a influencé le travail de Jean-Michel Basquiat, l’impact qu’elle a eu sur la conception, la réalisation et la composition de ses œuvres. Bien que l’influence de la musique sur le travail de Basquiat ait été abordée brièvement dans d’autres expositions, c’est un volet qui n’a jamais été le point central d’une grande exposition dédiée entièrement au sujet. On voulait que, dès la première salle, les gens se sentent complètement immergés dans la scène musicale de la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt, celle dans laquelle Basquiat baignait. Il fallait aussi montrer et expliquer son engagement vis-à-vis de cette scène-là. Basquiat n’était pas juste un spectateur, il était un acteur impliqué et engagé tant sur la scène New Wave que sur la scène hip-hop. On a donc inclus beaucoup de flyers et de posters qu’il a réalisés pour des groupes musicaux, mais aussi des portraits de certains acteurs majeurs de l’époque comme John Lurie ou Rammellzee. On souhaitait aussi accorder un espace important à sa participation à Gray, un groupe de musique expérimentale qu’il a formé avec Michael Holman. Nous présentons la première exposition sur le travail de Basquiat qui s’intéresse autant à l’impact de Gray dans sa pratique et à présenter de la documentation en lien avec le groupe. Après l’exposition New York / New Wave à PS1 en 1981, Basquiat décide de quitter le groupe et de se concentrer pleinement sur son travail de peintre. Basquiat semble avoir trouvé sa voie artistique, mais il n’abandonne la pratique musicale que pour mieux l’intégrer, autrement, à ses œuvres visuelles.

En complément de l’immersion complète dans la scène musicale, on désirait offrir un espace pour que les gens puissent voir et entendre toute la puissance des œuvres de Jean-Michel Basquiat, qu’ils comprennent cette véritable force sonore et la complexité de l’utilisation de la musique dans sa pratique. En plus des musiciens et instruments qu’il citait fréquemment, Basquiat était capable de faire résonner la musicalité dans son travail à travers les couleurs et la structure même de ses œuvres. Faisant directement écho aux techniques de composition musicales, comme les samples (échantillons) des DJ de hip-hop qui utilisaient des sons existants pour créer leur propre rythme et leur propre pièce musicale, Basquiat s’auto-citait en utilisant une photocopieuse. Il s’inspirait également des musiciens jazz qui se réappropriaient des standards de la musique pour créer de nouvelles compositions. On voit ainsi émerger des parallèles structurels entre la musique et la pratique de Basquiat.

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MM : Basquiat raconte une partie de l’histoire du peuple afro-américain, il parle de musique africaine, de la diaspora africaine et il contribue à perpétuer les traditions musicales africaines et afro-américaines dans ses œuvres. L’un des textes de l’exposition mentionne la nécessité, pour lui, de « découvrir et de définir son identité d’homme noir dans un monde de l’art infiniment blanc ». Est-ce réellement un choix ou un devoir? Basquiat se fait-il imposer ce rôle de porte étendard d’un combat, celui de la lutte contre le racisme, entre autres ? Parallèlement, quel est le rôle des institutions culturelles et des musées aujourd’hui lorsque vient le temps de mener une lutte contre le racisme systémique ?

MDD : Pour Basquiat, la musique était l’un des moyens de confronter les enjeux sociaux les plus pertinents de son temps, soit le racisme, les inégalités sociales et la violence qui imprègne la culture américaine. Il n’avait pas peur de s’attaquer à des sujets difficiles et d’explorer les thématiques de la diaspora africaine à travers la musique. Il s’intéressait beaucoup aux racines de certains genres musicaux comme le Mississippi Delta Blues, le jazz ou les musiques africaines. Basquiat explorait ainsi le legs brutal de l’esclavagisme et c’est aussi pourquoi la musique constitue une véritable clef d’interprétation de ses œuvres.

C’était aussi un choix actif de sa part de mettre en lumière les contributions majeures de certaines personnes, notamment celle des musiciens afrodescendants, de les célébrer et de défendre la créativité noire dans sa pratique. Malgré leur contribution à la culture américaine, plusieurs de ces personnes n’apparaissaient tout simplement pas dans l’histoire de l’art. Quand on regarde l’histoire de l’art, les personnes racisées sont très peu représentées. L’un des problèmes majeurs vient du fait qu’elles sont trop souvent les objets et trop rarement les sujets de la représentation. Pour rectifier cette situation, Basquiat s’est donné comme mandat de mettre en lumière et de célébrer la contribution artistique de personnes noires d’influence dans la culture américaine.

Pour essayer de rattraper des siècles de non-représentation, on doit commencer le travail au niveau du contenu. C’est là que les musées peuvent et doivent faire la différence. On revoit nos collections pour cibler les groupes qui sont sous-représentés ou qui ont été sous-représentés par le passé. En tant qu’institution, on a un vrai devoir d’inclusivité dans nos façons de collectionner. C’est à la fois un travail de rattrapage et d’inclusion, car on doit confectionner des collections muséales à l’image de tous nos publics. Comment? En incluant une pluralité de perspectives et de voix, parce que c’est comme ça que l’on contribue à une société plus riche et plus diversifiée. C’est un travail extrêmement important qui commence par une ouverture et une prise de conscience, mais qui ne sera jamais terminé puisqu’il faut poursuivre la conversation et l’effort en continu.

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MM : On pourrait passer des heures et des heures devant chacune des œuvres présentées dans À plein volume : Basquiat et la musique, car elles regorgent toutes de multiples éléments à lire, interpréter. Est-ce que de nouvelles clefs de compréhension se débloquent lorsque l’on déchiffre plusieurs de ces œuvres à travers le prisme de la musique ? On a discuté de l’impact que cette dernière a eu sur l’artiste, mais comment affecte-elle notre réception en tant que spectateurs ?

MDD : En musique, notamment en jazz, il y a plusieurs musiciens qui créent des appels et des réponses dans leurs œuvres et c’est cette musicalité qui est également présente dans le travail de Basquiat. Ces appels et ces réponses agissent comme un fil conducteur à travers ses œuvres. Les différents niveaux de lecture sont importants pour moi en tant que conservatrice ou co-commissaire de l’exposition. Ils témoignent de la richesse et de la complexité du travail de Jean-Michel Basquiat et c’est une idée avec laquelle on souhaitait que les gens repartent.

La célébrité de cet artiste et la commercialisation de sa carrière peut parfois nuire à la perception que les gens ont de la profondeur de sa pratique. À travers l’exposition, on voulait montrer que cette personne faisait preuve d’une curiosité intellectuelle et artistique extraordinaire. C’était un artiste rigoureux qui savait ce qu’il faisait. Dans chaque œuvre individuelle, on trouve plusieurs niveaux de lectures qui sont parfois plus accessibles lorsque l’on considère l’œuvre en conversation avec d’autres.

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Attirant davantage l’attention des galeristes et des critiques après son exposition à PS1, Basquiat décide d’ailleurs de se concentrer exclusivement sur sa pratique en arts visuels : « [I]l a trouvé que le monde de la musique était encore pire que celui de l’art – il était plus rude, plus ingrat, plus difficile à percer. C’était dur d’y gagner de l’argent et d’y trouver sa voix, parce qu’il fallait travailler avec d’autres. Jean voulait simplement transposer ce qui venait du ciel sur la toile. » raconte Anna Domino dans un entretien avec Vincent Bessières.

L’exposition À plein volume : Basquiat et la musique se visite et s’apprécie comme on écouterait un disque en boucle. Dans chaque nouvelle salle s’écrit un nouveau chapitre de l’histoire de l’artiste et de celle du New York dans lequel Basquiat baigne et s’engage.

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crédits photos : Marion Malique

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